Minette Walters

 

La muselière

 

 

Résumé

Mathilda Gillespie parlait trop, buvait trop et terrorisait son entourage. Elle était richissime, avare et fabulatrice. Sa fille se droguait, sa petite-fille la volait. Son testament, ignoré de tous, les déshéritait au profit de son médecin personnel.

On la retrouva noyée dans sa baignoire, enguirlandée d'asters et d'orties blanches, comme Ophélie, et le visage enfermé dans une muselière en fer rouillé, comme une sorcière médiévale.

Ce suicide, ou plus vraisemblablement ce meurtre, était une sorte de chef-d'œuvre, une énigme résultant d'une vie entière de mensonges, d'amours étranges, de haines et de violence. Seul, le journal intime de Mathilda pourrait en livrer tous les secrets. Mais ce journal a disparu.

 

 

 

À Jane, Lisanne, Maria et Hope,

 

S'il faut qu'elle engendre, crée son enfant de fiel en sorte qu'il vive et lui soit un tourment pervers et dénaturé! Qu'il imprime des rides sur son jeune front, qu'il creuse des chenaux dans ses joues à force de larmes ! Qu'il tourne en dérision et en moquerie toutes les souffrances et tous les bienfaits de sa mère, afin qu'elle puisse éprouver combien plus cruellement que la dent du serpent déchire l'ingratitude filiale !

William Shakespeare, Le Roi Lear.

 

 

 

 

VILLAGE DE FONTWELL

 

Je me demande si je ne devrais pas mettre ces carnets en lieu sûr et sous verrou. Jenny Spede les a encore déplacés et je n'aime pas ça. Elle a dû en ouvrir un par mégarde en faisant la poussière et se mettre à les lire avec une sorte de curiosité lascive. Que peut-elle bien comprendre au strip-tease qu'une vieille femme, déformée par l'arthrose, exécute devant un jeune homme ? Luxure par procuration, je suis sûre, car il est impossible de croire que quiconque, mis à part sa brute de mari, l'ait jamais regardée avec autre chose que de la répulsion.

Mais non voyons, ça ne peut pas être Jenny. Elle est bien trop paresseuse pour faire le ménage avec autant d'application et bien trop stupide pour trouver le moindre intérêt à ce que je peux dire ou faire. Ce sont les derniers carnets qui semblent attirer le plus l'attention, mais, jusqu'à présent, je n'ai pas réussi à comprendre pourquoi. Moi, seuls les premiers m'intéressent, ils sont si riches d'espoir. La fin n'a de mérite que parce qu'elle prouve à quel point les espoirs étaient mal fondés

«Au cœur des profondeurs immenses et immobiles de la nuit... Que les coutumes de ce monde m'ennuient et me semblent éculées, insipides, néfastes »

Alors qui ? James ? Est-ce que je deviens gâteuse au point d'imaginer des choses? Hier, j'ai retrouvé la proposition de Howard sur mon bureau alors que j'aurais juré l'avoir dans le classeur. « ô raison, pourquoi m'as-tu abandonnée?»

Les cachets me préoccupent davantage. Il en manque très exactement dix... ce n'est pas un hasard. Je me demande si Joanna n'a pas encore fait des siennes et, pire encore, je crains que Ruth ne lui emboîte le pas. La voix du sang! On n'y échappe pas...

 

1

Comment pouvait-on considérer la mort comme une libération? se demanda, debout à côté de la baignoire, le docteur Sarah Blakeney. Il n'y avait rien de réjouissant dans le spectacle qui s'offrait à elle, aucun signe permettant de croire que Mathilda avait troqué sa triste condition terrestre contre un sort meilleur, ni même qu'elle eût trouvé la paix. Et la mort, contrairement au sommeil, est irrévocable.

«Vous voulez vraiment mon avis?» dit-elle lentement, en réponse à la question du policier. «Eh bien, non, jamais je n'aurais imaginé que Mathilda Gillespie était du genre à se suicider. »

Ils contemplaient la silhouette grotesque, rigide et glacée, immergée dans l'eau croupie. Des orties et des asters s'échappaient de l'horrible engin qui enfermait la face décolorée, la pointe de métal rouillée immobilisant encore la langue flasque dans la bouche béante. Des pétales racornis et gluants adhéraient aux épaules décharnées et aux parois de la baignoire, tandis qu'un voile brun sous la surface de l'eau laissait à penser que d'autres pétales avaient coulé au fond. Sur le plancher gisait un couteau de poche taché de sang, apparemment tombé des doigts inertes qui pendaient juste au-dessus. La scène n'était pas sans évoquer Marat dans sa baignoire, mais en beaucoup plus sinistre. Pauvre Mathilda, songea Sarah, combien elle aurait détesté cela, si elle avait pu se voir.

L'inspecteur désigna la misérable tête grise.

«Bonté divine, qu'est-ce que c'est que ce truc?» demanda-t-il d'une voix rauque, étouffée par le dégoût.

Sarah attendit d'avoir retrouvé la maîtrise de ses propres cordes vocales.

«Un bride-langue, répondit-elle. Un instrument de contention assez primitif. On s'en servait au Moyen Age pour réduire les mégères au silence. Il est depuis longtemps dans la famille. Vu ainsi, cela semble plutôt hideux, mais Mathilda l'avait placé en bas, dans l'entrée, sur un pot de géraniums. Comme décoration, ce n'était pas mal.» Elle porta une main à sa bouche en un geste de désarroi et le policier lui tapota gauchement l'épaule. «Les géraniums étaient blancs et dépassaient du cadre métallique. Elle appelait ça son "trophée herbeux". » La jeune femme s'éclaircit la voix. « C'était une personne raffinée, vous savez. Fière, pleine de préjugés et pas très aimable, mais remarquablement intelligente pour quelqu'un auquel on avait seulement inculqué les vertus domestiques, et possédant un grand sens de l'humour. Très caustique.

- "Son trophée herbeux", répéta le médecin légiste d'un air songeur. Comme dans : "C'est là qu'elle est venue, portant de bizarres guirlandes de renoncules, d'orties blanches, de pâquerettes et de ces digitales pourprées auxquelles nos bergers libertins donnent un vilain nom mais que nos chastes filles appellent doigts de morts. Vers les rameaux inclinés, elle se haussait pour y suspendre ses trophées herbeux..." Hamlet, conclut-il d'un air penaud à l'intention du policier. La mort d'Ophélie. J'ai appris ça au lycée. C'est drôle comme les souvenirs vous reviennent à mesure qu'on prend de l'âge.» Il jeta un coup d'œil à la baignoire. «Est-ce que Mrs Gillespie avait lu Hamlet ?»

Sarah hocha tristement la tête.

« Elle m'a dit un jour qu'elle s'était fait son éducation en apprenant par cœur des passages de Shakespeare.

- Ma foi, nous n'en saurons guère plus en restant plantés là devant cette malheureuse, lança avec brusquerie le policier. À moins qu'Ophélie n'ait été assassinée.»

Le docteur Cameron secoua la tête.

«Elle est morte noyée, répliqua-t-il d'un ton absorbé. Dans un moment d'égarement.» Il se tourna vers Sarah. «Mrs Gillespie était-elle déprimée?

- C'est possible. En tout cas, elle n'en a jamais rien montré. »

Le policier, manifestement plus mal à l'aise en présence d'un cadavre que les deux médecins, entraîna Sarah vers le palier.

«Merci pour votre aide, docteur Blakeney. Je suis désolé de vous avoir imposé cette épreuve, mais, en tant que médecin personnel de la victime, vous la connaissiez probablement mieux que quiconque.» Il poussa un soupir. «Les vieillards vivant seuls, c'est le pire. Ils mènent une existence de parias. Il s'écoule parfois des semaines avant qu'on les trouve. » Les coins de sa bouche s'abaissèrent en une expression de dégoût. «Vraiment très désagréable. Je suppose que nous avons eu de la chance de la découvrir aussi vite. Moins de quarante heures après, selon le docteur Cameron. Il fait remonter le décès à samedi minuit. »

Sarah s'adossa au mur et regarda, de l'autre côté du palier, vers la chambre de Mathilda dont la porte ouverte laissait voir le vieux lit de chêne avec ses grosses piles d'oreillers. On y sentait encore la présence de son occupante, comme si les objets avaient gardé un peu de la vie que la chair avait laissé fuir.

«Elle n'était pas si vieille, protesta-t-elle timidement. Soixante-cinq ans au plus. De nos jours, ce n'est rien.

- Elle en paraît davantage, répondit-il d'une voix neutre. Sans doute à cause de tout le sang qu'elle a perdu.» Il consulta son calepin. «Vous avez dit qu'elle avait une fille vivant à Londres et une petite-fille dans un pensionnat.

- Mr et Mrs Spede ne sont pas au courant ? » En entrant, elle les avait aperçus dans la bibliothèque, le visage blême curieusement vide d'expression et les mains jointes, tels des enfants pétrifiés par la peur. «Cela fait des années qu'ils viennent deux fois par semaine. Lui s'occupe du jardin et elle du ménage. Ils en savent sûrement plus que n'importe qui. »

Il hocha la tête.

«Malheureusement, à part des cris d'hystérie, nous n'avons rien pu tirer d'eux depuis que Mrs Spede a découvert le corps. De toute façon, nous irons interroger les gens du village. » Il jeta à son tour un regard vers la chambre. « Il y a un flacon de somnifères posé sur la table de nuit, à côté d'un verre ayant contenu du whisky. Du travail soigné. Le whisky pour se donner du courage, les cachets pour dormir et le couteau pour achever le tout. Vous pensez réellement qu'elle n'était pas du genre à se suicider?

- Grands dieux, je n'en sais rien ! » Sarah passa une main fébrile dans ses cheveux bruns. «Jamais je ne lui aurais prescrit de somnifères si j'avais supposé un instant qu'elle pouvait en abuser, mais, dans ce domaine, il est difficile d'être certain. De plus, cela faisait longtemps qu'elle en prenait : autrefois, on en faisait un usage courant. Aussi, d'après ce que je sais d'elle, je serais tentée d'exclure le suicide, mais nos relations se limitaient au plan thérapeutique. Elle souffrait énormément de ses rhumatismes et il lui arrivait, certaines nuits, de ne pas pouvoir dormir. Quoi qu'il en soit, poursuivit Sarah avec un froncement de sourcils, il lui restait sûrement très peu de cachets. Je devais renouveler son ordonnance cette semaine.

- Peut-être les stockait-elle, suggéra-t-il, impassible. Est-ce qu'elle vous faisait parfois des confidences?

- Pas plus à moi qu'à qui que ce soit d'autre, je présume. Ce n'était pas dans son caractère. Elle était très réservée.» La jeune femme eut un geste vague. «En outre, je la connaissais depuis - quoi ? - un an. Et, comme j'habite Long Upton et non Fontwell, nous n'avions guère l'occasion de nous rencontrer. » Elle secoua la tête. « Non, rien dans ses antécédents n'indiquait une personnalité dépressive. Sauf peut-être... » Elle se tut.

«Quoi, docteur Blakeney?

- La dernière fois que je l'ai vue, nous avons discuté de la liberté. Elle prétendait que ce n'était qu'une illusion. Que rien de tel n'existait dans le monde moderne. Elle a cité la fameuse phrase de Rousseau qui servait de slogan à la contestation étudiante à la fin des années 1960 : "L'homme est né libre et partout il est dans les fers." D'après Mathilda, il ne restait qu'une liberté, celle de choisir l'heure et les circonstances de sa mort.» Son visage s'était assombri. «Mais nous avions fréquemment des conversations semblables. Il n'y avait aucune raison de penser que celle-ci était différente des autres.

- Quand cette conversation a-t-elle eu lieu?»

Sarah poussa un long soupir.

« Il y a trois semaines, lors de ma dernière visite mensuelle. Le pire, c'est que je me suis mise à rire. Je lui ai répondu que l'on ne possédait même plus cette liberté, dans la mesure où les médecins ont bien trop peur des poursuites judiciaires pour laisser le choix à leurs patients.»

L'inspecteur, un homme corpulent proche de la retraite, posa sur le bras de Sarah une main paternelle.

«Allons, vous n'avez pas à vous inquiéter. Ce sont les entailles à ses poignets qui l'ont tuée, pas les somnifères. Et il y a de grandes chances pour qu'il s'agisse d'un meurtre.» Il secoua la tête. «J'ai vu bon nombre de suicides, mais aucun où une vieille femme s'ornait de fleurs dans son bain. C'est probablement une histoire de gros sous. Nous vivons trop longtemps et cela rend les jeunes cinglés. »

Sarah crut déceler une légère émotion dans sa voix.

Une heure plus tard, le docteur Cameron semblait carrément plus sceptique.

«Si elle ne s'est pas tuée, vous aurez un mal de chien à le prouver. »

Des agents avaient sorti le cadavre de la baignoire et l'avaient déposé, la muselière toujours en place, sur une feuille de plastique recouvrant le sol.

«Mis à part les incisions aux poignets, elle ne porte aucune marque, sauf celles auxquelles on pouvait s'attendre. » Il désigna du doigt une zone blafarde au-dessus et tout autour de la poitrine desséchée. «Sans doute une hypostase post mortem, là où du sang s'est accumulé, mais pas d'ecchymoses. Pauvre vieille ! Elle n'a opposé aucune résistance. »

L'inspecteur Cooper s'appuya au montant de la baignoire, le regard comme aimanté par la forme grisâtre malgré la profonde répugnance qu'elle lui inspirait.

«Si elle avait avalé des somnifères, elle en était bien incapable », murmura-t-il.

Cameron ôta ses gants.

«Je verrai au labo ce que je peux dénicher, mais, à votre place je ne me réjouirais pas trop vite. Je doute que votre patron ait envie de mettre le paquet là-dessus. Cette affaire n'a rien d'extraordinaire, pas plus que des centaines d'autres que j'ai connues. Franchement, à moins que l'autopsie révèle un détail tout à fait anormal, je serai forcé de conclure au suicide.

- Mais vous avez bien votre petite idée, docteur? Ces orties tendraient plutôt à faire croire qu'il s'agit d'un meurtre. Pourquoi se serait-elle infligé un tel supplice avant de mourir ?

- Elle avait sans doute des raisons de s'en vouloir. Voyons, mon vieux, il n'y a pas de logique à ce genre de choses. Les candidats au suicide ont rarement tout leur bon sens quand ils s'envoient dans l'autre monde. Cependant, ajouta-t-il d'un ton pensif, je suis surpris qu'elle n'ait pas laissé de lettre. L'idée du couvre-chef a quelque chose de si bizarre qu'on aurait pu s'attendre au moins à une explication.» Il se mit en devoir d'envelopper le corps dans la feuille en plastique. «Lisez Hamlet, suggéra-t-il. Vous y trouverez peut-être la réponse. »

Mr et Mrs Spede erraient dans la bibliothèque tels deux petits spectres grassouillets, si laids et agités que Cooper se demanda s'ils étaient tout à fait normaux. Ils semblaient incapables de le regarder en face et n'ouvraient la bouche qu'après s'être consultés en catimini.

«Le docteur Blakeney m'a dit que Mrs Gillespie avait une fille demeurant à Londres et une petite-fille en pension. Pourriez-vous me donner leurs noms et m'indiquer un moyen de les contacter?

- Elle rangeait soigneusement tous ses papiers, finit par répondre Mrs Spede avec l'accord muet de son mari. C'est sûrement dans ses papiers. » Elle hocha la tête en direction du bureau et d'un placard en chêne. «Quelque part là-dedans. Elle était très ordonnée. On ne peut pas dire le contraire.

- Vous connaissez le nom de sa fille ?

- Mrs Lascelles», déclara l'homme au bout d'un moment. Joanna.

Il tira sur sa lèvre inférieure, qui s'abaissa curieusement en un mouvement devenu sans doute habituel. Avec un froncement de sourcils courroucé, sa femme lui donna une tape sur le poignet et il fourra la main coupable dans sa poche. Tous deux donnaient une telle impression d'immaturité que Cooper pensa que Mrs Gillespie les avait engagés par compassion.

« Et le nom de sa petite-fille ?

- Miss Lascelles, répondit Mrs Spede.

-Prénom?

- Ruth. » Elle jeta un coup d'oeil interrogateur à son mari. «Plutôt mal embouchées, l'une et l'autre. Quand c'est pas la mère qui se plaint que Mr Spede ne s'occupe pas assez du jardin, c'est la fille qui râle sur la façon dont Jenny fait le ménage.

- Jenny? interrogea le policier. Qui est-ce?

- Mrs Spede.

- Je vois, dit aimablement Cooper. Cela a dû vous faire un choc, Jenny, de découvrir Mrs Gillespie dans sa baignoire.

- Oh, ça oui ! glapit-elle en agrippant le bras de son mari. Un choc terrible, terrible ! » Elle se mit à gémir.

À regret, craignant de nouvelles manifestations d'hystérie, Cooper tira de sa poche le sac en plastique qui contenait le couteau de poche et le posa dans sa large paume.

«Je ne veux pas vous tourmenter, mais connaissez-vous cet objet ? Avez-vous déjà vu ce couteau ? »

Elle pinça les lèvres en une expression tragique, mais interrompit brusquement sa lamentation et donna un coup de coude à son mari pour l'inviter à répondre.

«C'est le couteau de la cuisine, répondit-il. Celui qu'on range dans le tiroir. » Il toucha le manche à travers le sac en plastique. «Dessus, j'ai gravé un M, pour "maison". Celui de la remise porte un J, pour "jardin".»

Cooper examina le M grossièrement taillé et acquiesça, tout en faisant disparaître le sac dans sa poche.

«Merci. J'aurai besoin de celui du jardin afin de les comparer. Je demanderai à un agent de vous accompagner quand nous en aurons fini. » Il les gratifia d'un sourire cordial. «Bon, vous possédez probablement les clés de la maison. Puis-je les voir?»

Mrs Spede tira un cordon attaché à son cou, révélant une clé qui reposait l'instant précédent au creux de sa poitrine.

«Je suis la seule à l'avoir. Mr Spede n'en a pas besoin pour le jardin.»

Elle remit la clé à Cooper, qui sentit en la prenant la chaleur qu'y avait laissée le corps de son interlocutrice. Le contact de l'objet, graisseux et moite de transpiration, lui souleva le cœur et il eut honte de son aversion irraisonnée à l'égard des deux domestiques. À la place de Mrs Gillespie, il ne les aurait pas tolérés plus d'une demi-heure chez lui.

Les plus proches voisins de Mathilda Gillespie vivaient dans une aile contiguë. Jadis, Cedar House avait dû former une seule et même propriété. À présent un écriteau discret indiquait l'entrée de Wing Cottage, à l'extrémité ouest de la bâtisse. Avant d'aller frapper à la porte, Cooper suivit une allée de gravier menant à l'arrière et jeta un coup d'œil au patio, bordé de bacs où poussaient des pensées et séparé de la vaste pelouse plantée d'arbres dépendant de Cedar House par une haie taillée au carré. Il se mit brusquement à envier les habitants. En comparaison, son propre logement lui parut encore plus sinistre, mais c'était sa femme qui l'avait choisi. Il aurait bien aimé, lui aussi, habiter une construction ancienne avec une vue dégagée; elle avait préféré un « pav. mod. » entouré d'une myriade de voisins auxquels on se heurtait à chaque heure du jour. Malheureusement, c'était le lot de tout policier que de céder aux desiderata de sa tendre épouse. Il avait des horaires trop imprévisibles pour imposer son goût de la solitude à une femme qui avait supporté pendant trente ans, avec une stoïque bonne humeur, ses absences répétées.

Il entendit la porte s'ouvrir derrière lui et se retourna, puis tira sa carte de sa poche de poitrine à l'intention du vieil homme ventripotent qui s'approchait de lui.

« Inspecteur Cooper, de la police du Dorset.

- Orloff, Duncan Orloff. »

Il leva une main inquiète vers son visage rond à l'expression plutôt sympathique.

«On vous attendait. Mon Dieu! mon Dieu! J'avoue que les cris de Jenny Spede ont de quoi vous détraquer les nerfs. La pauvre. C'est une excellente femme aussi longtemps que rien ne vient la contrarier. Je ne vous dis pas la séance que ça a été quand elle a trouvé Mathilda ! Elle est sortie de la maison en hurlant comme une folle, tant et si bien que son mari s'est mis à l'imiter. J'ai compris qu'il s'était passé quelque chose de grave, aussi j'ai prévenu vos collègues et appelé une ambulance. Grâce au ciel, ils sont venus rapidement et ont eu la bonne idée d'amener une femme avec eux. Une vraie fée, elle a réussi à calmer les Spede en un rien de temps ! Mon Dieu, mon Dieu ! fit-il à nouveau, nous menons une existence si paisible. Nous n'avons pas l'habitude de ce genre de choses.

- Ni vous ni personne, murmura Cooper. On vous a dit ce qui s'était passé, je présume. »

Il se tordit les mains de désarroi.

«Seulement que Mathilda est morte. J'ai gardé les Spede ici jusqu'à l'arrivée de la police. Ça me paraissait encore la meilleure solution. Ils étaient complètement effondrés et je ne voulais pas laisser descendre ma femme avant que tout danger soit écarté. On ne sait jamais. Après ça, un type en uniforme m'a dit d'attendre ici qu'on vienne m'interroger. Vous devriez entrer. Violette est dans le living-room à présent, un peu patraque, étant donné les circonstances, mais ça se comprend. À vrai dire, je ne me sens pas tout à fait dans mon assiette non plus. »

Il s'effaça pour laisser pénétrer Cooper.

« La première porte à droite. »

Il escorta le policier jusqu'à une pièce confortable mais encombrée, où une télévision marchait tout bas dans un coin, tandis que, sur le canapé, se tenait une forme recroquevillée.

«L'inspecteur est venu nous voir», déclara-t-il à sa femme, qu'il força doucement à se redresser en lui posant les pieds sur le sol. Il se laissa aller lourdement à côté d'elle et désigna un fauteuil à Cooper. «Jenny n'arrêtait pas de hurler en parlant de sang. De sang et d'eau rougie. C'est tout ce qu'elle arrivait à dire. »

Son épouse fut parcourue d'un frisson.

«Et aussi de Jésus. Je l'ai entendue. Elle prétendait que Mathilda était comme Jésus.» Elle porta une main à ses lèvres décolorées. «Morte comme Jésus dans de l'eau rougie de sang.» Ses yeux s'emplirent de larmes. «Que s'est-il passé? Est-elle vraiment morte?

- J'en ai bien peur, Mrs Orloff. Ce n'est qu'une hypothèse, mais le médecin légiste pense que le décès a eu lieu samedi, entre neuf heures et minuit. »

Il les regarda tour à tour.

«Étiez-vous ici durant ces trois jours?

- Nous n'avons pas bougé de la soirée», répondit Mr Orloff.

Manifestement il hésitait, par décence, à poser des questions, tout en brûlant du désir de satisfaire sa curiosité.

«Vous ne nous avez toujours pas dit ce qui s'était passé, laissa-t-il échapper. C'est encore plus éprouvant de ne pas savoir, vous comprenez. Nous n'avons pas arrêté d'imaginer des choses horribles.

- Elle n'a pas été crucifiée ? interrogea d'une voix tremblante Violette Orloff. J'ai pensé qu'on l'avait crucifiée, sinon pourquoi Jenny l'aurait-elle comparée à Jésus?

- Et moi, qu'on avait ensuite essayé de nettoyer, ce qui expliquerait qu'il y ait eu de l'eau rougie partout. Des vieux qu'on assassine pour leur argent, on entend ça tous les jours. Même qu'avant de les tuer, on leur fait parfois subir des tortures atroces.

- Mon Dieu, j'espère qu'ils ne l'ont pas violée, gémit son épouse. Ce serait abominable ! »

Cooper éprouva un brusque élan de pitié pour cet homme et cette femme âgés qui, comme tant d'autres, vivaient le reste de leur existence dans la terreur, convaincus par les médias de constituer des victimes potentielles. Il était mieux placé que quiconque pour savoir que, d'après les statistiques, c'étaient parmi les jeunes ayant entre quinze et vingt-cinq ans qu'on trouvait le plus de morts violentes. Et il était intervenu dans trop de querelles d'ivrognes, avait ramassé dans les caniveaux trop de quidams poignardés ou roués de coups pour ne pas en être intimement persuadé.

« Elle est morte dans sa baignoire, prononça-t-il, impassible. Les poignets tailladés. Le médecin légiste penche pour un suicide et nous voulons nous assurer qu'elle a réellement mis fin à ses jours.

- Mais Jésus n'est pas mort dans une baignoire! s'exclama avec ahurissement Mrs Orloff.

- Elle portait une muselière contenant des fleurs Mrs Spede a peut-être cru qu'il s'agissait d'une couronne d'épines.»

Autrement, songea-t-il, cela n'aurait eu aucun sens.

«Je... détestais cette chose. Pour ça, Mathilda était... bizarre. » Cooper nota qu'elle avait la manie de détacher les mots qu'elle jugeait importants. «Elle s'est sans doute suicidée. Elle la mettait quand elle avait des crises de rhumatismes. Paraît-il que cela chassait la douleur. Elle disait toujours qu'elle se tuerait si les crises empiraient au point de devenir insupportables » Elle tourna vers son mari des yeux embués de larmes. « Pourquoi ne nous a-t-elle pas appelés ? Nous aurions certainement pu faire... quelque chose.

- L'auriez-vous entendue ? demanda Cooper.

- Oh oui, surtout si elle se trouvait dans la salle de bains. Il lui aurait été facile de taper contre les tuyaux. Cela nous aurait alertés. »

Cooper se tourna vers Mr Orloff.

« Avez-vous distingué des bruits ce soir-là ? »

Orloff réfléchit un long moment.

«Nos journées sont plutôt calmes, répondit-il en manière d'excuse. En tout cas, nous aurions réagi si nous avions entendu quoi que ce soit d'anormal - il leva les mains au ciel en un geste d'impuissance -, comme ce matin lorsque Jenny s'est mise à crier. Il n'y a rien eu de semblable samedi.

- Pourtant, vous avez pensé tous les deux qu'elle avait été tuée par plusieurs personnes. C'est du moins ce que votre femme a laissé entendre.

- Il est difficile de raisonner alors que les gens poussent des cris, répondit-il d'un ton penaud. Du reste, je n'étais même pas sûr que les Spede y soient pour rien. Comme vous avez dû vous en rendre compte, ce ne sont pas des aigles. Oh, ils ne l'auraient pas fait exprès. Ils ont beau avoir un grain, ils ne sont pas dangereux. Cela aurait pu être un accident.» Il posa ses mains à plat sur ses genoux charnus. «Je m'en suis voulu de ne pas m'être trouvé là-bas pour intervenir, qui sait, la sauver, mais si elle est morte samedi...» Il s'interrompit sur cette déclaration dubitative.

Cooper secoua la tête.

«Vous n'auriez rien pu faire pour elle. Et durant la journée ? Avez-vous entendu quelque chose ?

- Samedi?» Il secoua la tête. «Non, rien. Du moins, rien de spécial. » Il regarda son épouse comme pour chercher l'inspiration. «Quand on sonne à Cedar House, on le remarque toujours. Mathilda reçoit si rarement des visites. Mais à part ça...» Il eut un haussement d'épaules. «Il se passe bien peu de chose, inspecteur, et nous regardons beaucoup la télévision.

- Vous ne vous êtes pas demandé, dimanche, où elle était?»

Mrs Orloff se tamponna les yeux.

« Mon Dieu, murmura-t-elle, aurions-nous encore pu la sauver? Duncan, c'est... affreux!

- Non, répliqua Cooper d'un ton ferme. Elle était sûrement morte à trois heures du matin.

- Nous étions bons amis, vous savez. Duncan et moi la connaissions depuis cinquante ans. Elle lui a vendu la maison quand il a pris sa retraite. Cependant, elle était loin d'avoir un caractère facile. Elle pouvait même être très dure avec les gens qu'elle n'aimait pas. Elle avait horreur de l'hypocrisie. Nous n'avons jamais cherché à profiter d'elle, mais... d'autres avaient moins de scrupules.»

Cooper lécha la pointe de son crayon.

« Qui, par exemple ? »

Violette Orloff baissa la voix.

«Joanna et Ruth, sa fille et sa petite-fille. Elles ne cessaient de la... harceler, de se plaindre et de lui demander de l'argent. Et le pasteur ne se comportait pas mieux.» Elle lança un regard coupable à son mari. « Duncan a horreur des ragots, n'empêche que le pasteur était toujours à lui faire de grands discours sur le sort des déshérités, histoire de lui donner mauvaise conscience. Elle était... athée, n'est-ce pas, et elle ne ménageait pas Mr Matthews chaque fois qu'il venait. Elle le traitait de sangsue. Devant lui.

- Et comment réagissait-il ? »

Mr Orloff éclata d'un grand rire.

«C'était une plaisanterie. Quand elle était de bonne humeur, elle pouvait se montrer extrêmement généreuse. Une fois, elle lui a remis cent livres pour un centre antialcoolique en déclarant que, par la grâce de son métabolisme, cette épreuve lui avait été épargnée. Elle buvait pour atténuer la douleur que lui causaient ses rhumatismes, du moins c'est ce qu'elle prétendait.

- Mais sans excès, précisa sa femme. Elle n'était jamais... ivre. Elle avait bien trop d'éducation pour ça. »

Mrs Orloff renifla bruyamment.

«Voyez-vous quelqu'un d'autre qui aurait essayé de l'exploiter ? demanda Cooper après un moment. »

Mr Orloff haussa les épaules.

« Il y a bien le mari de la doctoresse, Jack Blakeney. Il était souvent fourré dans le coin, mais cela n'avait rien d'intéressé. Je les entendais parfois rire dans le jardin.» Il s'arrêta pour réfléchir. « Elle avait très peu d'amis, inspecteur. Comme vous l'a dit Violette, ce n'était pas une femme au caractère facile. Les gens l'aimaient ou la détestaient. Vous vous en apercevrez rapidement si vous allez leur poser des questions.

- Et vous, vous l'aimiez?»

Le regard de Mr Orloff se mouilla soudain.

«Oui, répondit-il avec brusquerie. Autrefois, elle était très belle, vous savez, très belle. » Il tapota la main de sa femme. « Comme nous tous, il y a longtemps. L'âge ne procure guère d'avantages, inspecteur, sauf peut-être une certaine sagesse : on apprend à se contenter de ce qu'on a. » Il resta un instant à méditer. «On prétend que, lorsqu'on se coupe les veines, on ne sent pas la mort venir, encore que je me demande qui peut le savoir. Vous croyez qu'elle a souffert ?

- Je suis incapable de vous répondre, Mr Orloff», avoua Cooper.

Les yeux humides de son interlocuteur s'accrochèrent aux siens, et Cooper crut y lire une profonde tristesse mêlée de désespoir. Il avait le sentiment que l'homme n'avait jamais éprouvé à l'égard de sa femme, ni même montré à celle-ci, d'affection semblable. Il aurait voulu trouver des paroles de réconfort, mais qu'aurait-il pu dire qui n'aggravât pas les choses ? Il doutait que Violette Orloff fût au courant et se demanda une nouvelle fois, même si cela n'avait en réalité rien de bien nouveau, pourquoi l'amour était plus souvent synonyme de souffrance que de joie.

 

 

En regardant Duncan tailler la haie cet après-midi, il m'était difficile de retrouver le bel homme qu'il fut. Si j'avais été une femme charitable, je l'aurais épousé voici quarante ans, le sauvant ainsi de Violette et de lui-même. Elle a transformé mon Roméo en un Pickwick aux yeux tristes et sa passion en un clin d'œil bonasse lancé à la dérobée. Hélas, qui eût pu croire que sa chair, un jour si ferme, dût s'amollir à ce point! À vingt ans, il avait la silhouette du David de Michel-Ange, aujourd'hui, on le prendrait plutôt pour une de ces sculptures de famille à la Henry Moore.

Jack n'en finit pas de m'enchanter. Quelle tragédie de ne pas l'avoir rencontré, lui ou quelqu'un comme lui, dans «ma verte jeunesse». Je n'ai appris qu'à survivre, Jack, lui, m'aurait certainement appris à aimer. Quand je lui ai demandé pourquoi Sarah et lui n'avaient pas d'enfants, il a répondu qu'il n'avait jamais été tenté par le rôle de Dieu. Je lui ai répliqué que la procréation ne comportait rien de divin - une animalité tout au plus - et qu'il faisait preuve d'une vanité extraordinaire en décidant à la place de Sarah si elle pouvait ou non être mère. «Le pasteur dirait que vous jouez avec le diable, Jack. Notre espèce ne survivra que si les gens comme vous se reproduisent. »

Mais l'homme manque de souplesse et je ne l'en apprécie que davantage. «Mathilda, vous qui avez passé tant d'années à vous substituer à Dieu, cela vous a-t-il donné le moindre plaisir, en êtes-vous plus satisfaite?

- Non, en toute honnêteté, non. Je mourrai nue comme un ver ainsi qu'au jour de ma naissance. »

 

2

Une semaine plus tard, la réceptionniste faisait sonner le téléphone du bureau du docteur Blakeney.

«J'ai l'inspecteur Cooper en ligne. Je lui ai dit que vous étiez avec une patiente, mais il insiste. Pouvez-vous lui parler ? »

C'était un lundi après midi et Sarah Blakeney assurait la permanence au cabinet médical de Fontwell.

Elle adressa un sourire d'excuse à la femme enceinte allongée, telle une offrande sacrificielle, sur la table de consultation et masqua de sa main libre le combiné.

« Cela ne vous ennuie pas que je réponde ? C'est assez important. Je vais faire le plus vite possible.

- Ne vous gênez pas. Je profite du répit. Cela n'arrive pas si souvent quand on en est à son troisième. »

Sarah Blakeney lui sourit à nouveau.

« Passez-le-moi, Jane. Oui, inspecteur, que puis-je pour vous?

- Nous avons reçu les résultats de l'autopsie de Mrs Gillespie. J'aurais aimé savoir ce que vous en pensiez.

- Je vous écoute. »

Elle l'entendit remuer des papiers à l'autre bout du fil.

«La mort a été provoquée par la perte de sang. On a relevé dans son organisme des traces de barbituriques, mais à une dose trop faible pour avoir été fatale. On en a aussi trouvé dans le verre de whisky, ce qui signifie qu'elle a dissous les comprimés avant de les absorber. Un peu d'alcool.

Pas d'ecchymoses. Des lacérations sur la langue provoquées par la pointe rouillée de la muselière. Rien sous les ongles. Quelques piqûres d'orties aux tempes et sur les joues, et une légère irritation de la peau causée par l'armature de la muselière, probablement quand elle l'a mise, puis quand elle y a introduit les orties et les asters. Rien n'indique qu'elle se soit débattue. La muselière n'était pas attachée et elle aurait pu l'ôter aisément. Les blessures aux poignets ont bien été faites à l'aide du couteau découvert sur le sol de la salle de bains, celle du poignet gauche par un coup donné de la main droite et celle du poignet droit par un coup donné de la main gauche. Le couteau est tombé dans l'eau, sans doute après une des incisions, mais le manche portait encore, à un centimètre et demi de la lame, l'empreinte d'un index de Mrs Gillespie. Conclusion : suicide.» Il marqua un temps d'arrêt. «Vous êtes toujours là? demanda-t-il au bout d'un moment.

-Oui.

- Eh bien, qu'en dites-vous ?

- Que je me suis trompée la semaine dernière.

- Cela ne vous surprend pas, ces barbituriques dans un verre de whisky?

- Mathilda n'avalait jamais un cachet en entier, expliqua-t-elle avec embarras. Il fallait qu'elle l'écrase ou le fasse fondre. Elle avait terriblement peur de s'étrangler.

- Pourtant, votre première réaction en la voyant a été de dire qu'elle n'avait pas un tempérament à se suicider. Vous avez donc changé d'avis. »

Cette dernière phrase sonnait comme une accusation.

«Qu'essayez-vous de me faire dire, inspecteur? Mon impression demeure la même.» Elle jeta un regard à la femme qui commençait à s'impatienter. «Pas un instant je n'aurais imaginé qu'elle pouvait mettre fin à ses jours. Seulement, de simples impressions ne sauraient rivaliser avec des vérités scientifiques.

- Cela reste à voir. »

Elle attendit, mais il garda le silence.

« Avez-vous autre chose à me demander? Je suis occupée avec une patiente.

- Non, fit-il d'un ton où perçait une certaine lassitude. C'est tout. Il est possible qu'on sollicite votre témoignage lors de l'enquête, mais ce ne sera qu'une formalité. Nous avons obtenu un délai, afin de vérifier encore un ou deux points, mais nous avons renoncé pour l'heure à tout interrogatoire. »

Sarah Blakeney lança à Mrs Graham un sourire d'encouragement.

«Je suis à vous dans une minute, prononça-t-elle tout bas. Et vous pensez que c'est une erreur.

- Dr Blakeney, j'ai appris mon métier dans un monde simple, où les intuitions avaient une certaine importance. Aujourd'hui, on s'en méfie comme de la peste.» Il eut un rire sans conviction. «On ne jure plus que par les expertises médico-légales. Malheureusement, ce genre d'indices n'ont que la valeur qu'on accorde à celui qui les interprète, et j'aimerais bien savoir pourquoi les mains de Mrs Gillespie ne portaient aucune trace de piqûre d'ortie. Le docteur Cameron a d'abord expliqué qu'elle devait avoir mis des gants, puis, comme il n'y avait pas un seul gant maculé de sève dans toute la maison, que l'eau avait neutralisé les piqûres. Tout cela ne me dit rien qui vaille. Mon sentiment est que Mrs Gillespie a été assassinée, mais ce n'est pas moi qui commande et le patron est partisan de laisser tomber. J'espérais que vous me fourniriez des arguments.

- Désolée», fit Sarah.

Elle murmura un vague au revoir et raccrocha, l'air soucieux.

«La vieille Mrs Gillespie, je suppose», dit Mrs Graham d'un ton prosaïque.

C'était une épouse de fermier pour laquelle la naissance et la mort n'avaient pas grand mystère. Cela faisait partie, qu'on le veuille ou non, des choses de la vie, et s'interroger sur le pourquoi et le comment n'avait guère de sens. Mieux valait s'en accommoder.

«On ne parle que de ça au village. Curieuse façon d'en finir, vous ne trouvez pas?» Elle frissonna de façon éloquente. « Se trancher les veines et regarder son sang couler dans l'eau. Moi, je ne pourrais pas !

- Oui, approuva Sarah en se frottant les mains pour les réchauffer. Vous dites que le bébé est déjà descendu?

- Hum, ça ne va plus tarder. »

Mais Mrs Graham n'était pas du genre à se décourager facilement et ce qu'elle avait entendu de la conversation du docteur au téléphone l'avait mise en appétit.

« C'est vrai qu'elle avait une cage sur la tête ? Jenny Spede en est complètement malade. Une cage avec des ronces et des roses dedans. La couronne d'épines de Mrs Gillespie, qu'elle appelle ça ! »

Sarah ne voyait aucune raison de se taire. La plupart des détails de l'histoire avaient déjà circulé et la vérité était sans doute préférable aux récits horrifiques colportés par la servante de Mathilda.

«C'était un objet de famille, une sorte de muselière.» Elle posa les mains sur l'abdomen de la femme et s'efforça de localiser la tête de l'enfant. «Et il n'y avait ni ronces ni roses, rien avec des épines. Seulement quelques fleurs des champs. » Elle omit sciemment les orties. Ces orties avaient quelque chose de si absurde, songea-t-elle. «C'était plus triste qu'effrayant. » Elle relâcha la pression de ses doigts. «Vous avez raison, cela ne saurait tarder. Vous vous êtes sûrement trompée sur la date de vos règles.

- Comme d'habitude, répondit la femme sans se troubler. Celles des vaches, je les connais par cœur, à la minute près, mais, quand il s'agit de moi - elle se mit à rire -, je n'ai même pas le temps de faire une croix sur le calendrier.» Sarah lui donna le bras pour l'aider à se redresser. «Une muselière», poursuivit-elle d'une voix songeuse.

Sarah acquiesça.

« On s'en servait il y a encore deux ou trois siècles pour empêcher les femmes de parler, et pas seulement les pipelettes. N'importe quelle femme. Toutes celles qui défiaient l'autorité du mâle, dehors comme à la maison.

- Et pourquoi croyez-vous qu'elle a fait ça ?

- Je l'ignore. Peut-être en avait-elle assez de vivre. Elle n'avait pas votre énergie, Mrs Graham, ajouta Sarah avec un grand sourire.

- Oh, je comprends très bien qu'on ait envie d'en finir. Je ne vois pas pourquoi on devrait lutter, si l'on estime que cela n'en vaut pas la peine.» Elle boutonna sa chemise. «Je voulais dire, pourquoi l'a-t-elle fait avec cette muselière sur la tête?

- Je l'ignore aussi, répondit Sarah.

- C'était une vieille snob, déclara sans ménagements Mrs Graham. Elle a presque toujours vécu ici, elle connaissait nos parents et elle nous a vus naître, mais elle ne nous a même jamais adressé la parole. Nous étions trop ordinaires à son goût. Des métayers aux souliers crottés. Par contre, elle était comme cul et chemise avec le vieux Wittingham, ce fainéant auquel appartient la ferme du père. Avec tous ses placements et ses rentes, il n'a jamais eu à se salir les mains, ce qui, pour elle, en faisait un individu fréquentable. Mais des gueux comme nous, obligés de gagner leur pain à la sueur de leur front - elle secoua la tête -, ça ne méritait même pas son mépris ! » Elle eut un petit rire en voyant l'expression de Sarah. « Ce que je dis vous choque ? Bah, j'ai une grande gueule et je n'ai pas peur de m'en servir. Allez, inutile de vous mettre martel en tête à cause de la mort de Mrs Gillespie. Les gens ne l'aimaient pas beaucoup et ce n'est pas faute d'avoir essayé, croyez-moi. Par ici, on n'est pas plus mauvais qu'ailleurs, mais il y a une limite à tout, et quand une femme fait mine d'essuyer son manteau parce que vous l'avez frôlée par mégarde, alors vous vous dites que ça dépasse les bornes ! » Elle posa les pieds par terre et se leva. «J'ai beau ne pas aller souvent à l'église, je crois tout de même à certaines choses, et notamment au repentir. Que cela vienne de l'âge ou de la foi. À la fin, chacun reconnaît ses fautes, et c'est ce qui rend la mort paisible. Peu importe qu'on les confesse à un prêtre, à Dieu ou à son entourage, il suffit de le faire pour se sentir soulagé. » Elle enfila ses chaussures. «J'imagine que Mrs Gillespie a été soudain prise de remords en repensant à toutes les rosseries qu'elle avait pu dire. Et elle s'est mis cette muselière sur la tête pour se présenter devant son Créateur. »

Mathilda Gillespie fut enterrée trois jours plus tard à côté de son père, Sir William Cavendish, ancien membre du

Parlement, au cimetière du village de Fontwell. Même si l'enquête du coroner n'avait pas encore eu lieu, le suicide semblait la conclusion la plus probable, sinon dans l'esprit de Polly Graham, du moins au regard du simple fait que la police du Dorset avait retiré les scellés de Cedar House et réintégré son quartier général de Learmouth, à quelques kilomètres le long de la côte.

L'assistance était peu nombreuse. Polly Graham n'avait pas menti en affirmant que Mathilda Gillespie n'était guère aimée de la population : rares étaient ceux qui avaient jugé utile de délaisser leurs affaires afin de rendre un dernier hommage à une vieille femme surtout connue pour son caractère revêche. Le pasteur eut beau faire, compte tenu des circonstances délicates, c'est avec un profond soulagement que les participants se détournèrent de la fosse ouverte et gagnèrent les grilles à travers l'étendue de gazon.

Jack Blakeney se serait volontiers dispensé de cette corvée si sa femme, qui jugeait de son devoir d'assister à la cérémonie, n'avait insisté pour qu'il l'accompagne.

«Quelle bande de faux culs! souffla-t-il à l'oreille de Sarah. Pas seulement le curé, les autres aussi, avec leur envie de se donner bonne conscience. Tu as vu leurs bobines quand il l'a appelée "notre sœur bien-aimée"? Ils ne pouvaient pas la piffer ! »

Elle lui toucha le bras pour le faire taire.

«On va t'entendre.

-Et alors?»

Ils se trouvaient à la fin du cortège et son regard parcourait nerveusement les têtes inclinées devant lui.

«La blonde, c'est probablement la fille, Joanna.»

La désinvolture avec laquelle il avait prononcé ces mots fit sourire Sarah.

«Probablement. Et la plus jeune, la petite-fille.»

Joanna se tenait à présent tout près du pasteur. Elle avait de grands yeux gris au regard doux et un visage aux traits finement ciselés que couronnait une masse de cheveux blonds étincelant au soleil. Une belle femme, se dit Sarah, avec un détachement forgé par l'habitude. Il lui arrivait rarement d'éprouver encore de l'agressivité à l'égard des objets de convoitise de son mari, dans la mesure où elle avait fini par les considérer comme ce qu'ils étaient : de simples objets. Les engouements de Jack, comme tout ce qui ne concernait pas sa peinture, duraient peu. Un élan d'enthousiasme aussitôt apparu aussitôt disparu. Elle avait compris depuis longtemps que l'attirance qu'il ressentait pour d'autres femmes ne constituait pas une remise en cause de leur mariage, même si elle ne se faisait aucune illusion sur le rôle qui lui était dévolu. Elle procurait à Jack Blakeney, artiste méconnu, une aisance matérielle, tout en lui permettant de satisfaire ses besoins les plus élémentaires. Mais, comme l'affirmait Polly Graham, il y a une limite à tout.

Ils échangèrent une poignée de main avec le pasteur.

« C'est très aimable à vous d'être venus. Vous connaissez la fille de Mathilda?» Le révérend Matthews se tourna vers celle-ci. «Joanna Lascelles, Sarah et Jack Blakeney. Sarah était le médecin de votre mère. Elle s'est installée l'année dernière, quand le docteur Hendry a pris sa retraite. Elle habite à Long Upton, dans la vieille maison de Geoffrey Freeling. »

Joanna Lascelles leur serra la main et indiqua l'adolescente à côté d'elle.

« Ma fille Ruth. Nous tenons à vous remercier, docteur Blakeney, pour le dévouement dont vous avez fait preuve. »

La jeune fille devait avoir dix-sept ou dix-huit ans. Elle avait les cheveux aussi foncés que ceux de sa mère étaient clairs et un physique sans grand attrait. Elle paraissait très affectée, du moins c'est l'impression qu'elle donna à Sarah.

«Savez-vous pourquoi mamie s'est suicidée? demanda-t-elle d'une voix basse. Tout le monde a l'air de l'ignorer. » Son visage s'assombrit.

« Ruth, je t'en prie, répliqua en soupirant sa mère. Les choses sont suffisamment difficiles comme ça. »

De toute évidence, ce n'était pas la première fois qu'elles avaient cette discussion.

Joanna approchait de la quarantaine, mais, dans son manteau noir, elle' avait seulement l'air jeune et vulnérable. Sarah sentit croître l'intérêt de Jack et fut soudain prise du désir de lui dire, publiquement et une fois pour toutes, le fond de sa pensée. Combien de temps encore croyait-il pouvoir abuser de sa patience ? Blesser son amour-propre par une indifférence méprisante et cynique ? Elle n'en fit rien, naturellement. Son éducation l'en empêchait, tout comme les exigences de sa profession. Mais un de ces jours... se promit-elle. En fin de compte, elle se tourna vers l'adolescente.

«J'aimerais pouvoir vous fournir une réponse, Ruth, mais cela m'est impossible. La dernière fois que j'ai vu votre grand-mère, elle allait très bien. Évidemment, elle souffrait de ses rhumatismes, mais cela n'avait rien d'inaccoutumé ni d'intolérable pour elle. »

La jeune fille lança à sa mère un regard venimeux.

« Il s'est sûrement passé quelque chose qui l'a bouleversée. Les gens ne se suicident pas sans raison.

- Était-elle facilement impressionnable? demanda Sarah. Elle ne m'a pas donné ce sentiment. » Elle esquissa un sourire. «Au contraire, je trouvais que votre grand-mère était plutôt du genre coriace et je ne pouvais pas m'empêcher de l'en admirer.

- Alors, pourquoi s'est-elle tuée ?

- Peut-être la mort ne l'effrayait-elle pas. Le suicide ne revêt pas toujours un caractère négatif. Dans certains cas, il est l'affirmation d'un désir authentique. Mourir à tel moment et de telle façon. "Être ou ne pas être." Pour Mathilda, "ne pas être" fut sans doute une décision mûrement réfléchie. »

Les yeux de Ruth s'emplirent de larmes.

« Hamlet, c'était sa pièce favorite. »

Elle était aussi grande que sa mère, mais avec un visage froid et maussade auquel manquait le regard saisissant de celle-ci. Ses larmes ne faisaient qu'accentuer sa laideur, alors que celles de Joanna Lascelles, simple scintillement au bord des paupières, renforçait l'impression d'une beauté fragile.

S'animant soudain, la femme regarda Sarah puis Jack.

« Accepteriez-vous de prendre le thé à la maison ? Nous ne serons pas nombreux.

-Je regrette, mais je ne peux pas, s'excusa Sarah. J'ai une consultation à Mapleton à 16 h 30.»

Jack ne semblait pas du même avis.

« Merci, c'est très aimable à vous. »

Il y eut un silence.

«Comment vas-tu rentrer? lui demanda Sarah en tirant ses clés de voiture de sa poche.

- On me ramènera. Je trouverais bien quelqu'un qui aille dans ma direction. »

Un des confrères de Sarah passa la voir comme elle finissait sa journée. Ils étaient trois pour un secteur d'une quinzaine de kilomètres carrés de côtes et de campagne, englobant quelques bourgs, des hameaux et des fermes éparpillées. La plupart des villages disposaient d'un petit cabinet médical, installé dans la maison du docteur ou loué à un habitant, et chaque médecin devait se charger des zones intermédiaires, selon une rotation qui n'allait pas toujours de soi. Robin Hewitt résidait à Mapleton, ce qui ne l'empêchait pas, tout comme Sarah, de passer à peu près autant de temps sur place qu'à l'extérieur. Jusque-là, ils avaient résisté à la tentation de mettre leurs ressources en commun et d'ouvrir une clinique moderne dans un des principaux villages. Ils estimaient, à juste titre, que leur clientèle se composait en majorité de personnes âgées ou de gens ne disposant d'aucun moyen de transport. Mais, dans le domaine de la santé comme ailleurs, l'heure était aux restrictions et à la rentabilité.

«Tu as l'air vanné, fit remarquer Robin en se laissant tomber sur le siège de l'autre côté du bureau de Sarah.

- C'est vrai.

- Des problèmes?

- Comme d'habitude.

- Personnels, hein ? Envoie-le paître ! »

Elle se mit à rire.

« Et si je te disais, à brûle-pourpoint, d'envoyer paître Mary?

- Sauf qu'il y a une légère différence : Mary est un ange, pas Jack. »

Malgré tout, l'idée n'était pas inintéressante. Au bout de dix-huit ans, le flegme de Mary, toujours sereine et satisfaite d'elle-même, avait nettement moins de sel que les frustrations de Sarah et sa soif de vérité.

«Qu'est-ce qu'il a encore fait?

- Rien, à ma connaissance.»

Ce n'était pas difficile à croire, pensa Robin. Jack Blakeney se targuait de ne rien faire, tandis que sa femme mettait un point d'honneur à le conforter dans sa paresse. La longévité de leur mariage demeurait pour lui un mystère. Ils n'avaient pas d'enfants, pas d'attaches, Sarah était une femme indépendante, gagnant bien sa vie, de plus c'était elle qui payait le loyer. Il aurait suffi d'un serrurier pour débarrasser définitivement le plancher de ce parasite.

Elle l'observa avec amusement.

« Pourquoi ris-tu ? »

Il s'arracha à la vision enchanteresse d'une Sarah seule chez elle.

«J'ai vu Bob Hughes aujourd'hui. Il était très déçu que tu ne sois pas de service. » Il se mit à imiter l'accent du vieil homme. « "Où qu'elle est, la petite mignonne ? Je préfère que ce soit elle qui le fasse."

- Qui fasse quoi ?

- Examiner le furoncle qu'il a aux fesses. Le vieux vicieux ! Si tu avais été là, il s'en serait inventé un sous le scrotum et, pendant que tu l'aurais palpé, il aurait pris un pied d'enfer.»

Les yeux de Sarah se mirent à pétiller.

«Avec ça, c'est remboursé par la sécu. Que veux-tu, les salons de massage sont devenus onéreux.

- Une honte ! Ne me dis pas qu'il t'a déjà fait le coup. »

Elle éclata de rire.

« Bien sûr que non. Il vient uniquement pour discuter le bout de gras. Il avait sans doute quelque chose à te montrer. Je parie que tu l'as envoyé paître.

- Parfaitement. Tu es beaucoup trop charitable.

- Mais certains se sentent si seuls. Nous vivons dans un monde terrible. Personne n'a le temps d'écouter personne. »

Elle joua un instant avec son stylo.

«Ce matin, je suis allée à l'enterrement de Mathilda Gillespie. Sa petite-fille m'a demandé pourquoi elle s'était tuée. Je lui ai répondu que je l'ignorais, et depuis je n'arrête pas d'y penser. Je devrais pourtant le savoir. C'était une de mes patientes. Si je m'étais un peu plus intéressée à elle, je le saurais sûrement.» Elle lui jeta un regard en biais. «Tu ne crois pas?»

Il secoua la tête.

«Tu as tort de prendre les choses ainsi, Sarah. Cela ne mène à rien. D'accord, tu la voyais de temps à autre, mais pas plus qu'un tas de gens, moi y compris. Tu n'étais pas seule responsable vis-à-vis d'elle. Je dirais même que tu ne l'étais pas du tout, hormis sur un plan strictement médical, et rien de ce que tu lui as prescrit n'a contribué à sa mort. Elle a succombé à une hémorragie.

- Mais où places-tu la frontière entre le devoir et l'amitié ? Nous plaisantions ensemble. J'étais une des rares personnes à apprécier son sens de l'humour, probablement parce qu'il ressemblait tellement à celui de Jack. Mordant, Souvent cruel, mais toujours plein d'esprit. Digne d'une Dorothy Parker.

- C'est d'un sentimentalisme ridicule ! Mathilda Gillespie était un chameau de première, et ne va pas t'imaginer qu'elle te considérait comme son égale. Pendant des années, jusqu'à ce qu'elle vende Wing Cottage pour récupérer de l'argent, médecins, notaires, intendants étaient tenus d'emprunter l'entrée de service. Cela rendait dingue Hugh Hendry. Il prétendait n'avoir jamais rencontré de femme aussi désagréable. Il la détestait. »

Sarah éclata de rire.

«Évidemment, elle l'appelait docteur Dolittle. Y compris en sa présence. Je lui ai demandé si elle lui reprochait son attitude professionnelle. Elle m'a répondu : "Pas seulement. Il tenait plus de l'animal que de l'être humain. C'était un âne bâté!"»

Robin fit la grimace.

«J'avoue que, dans le genre ignorant et cossard, il méritait la palme. J'ai suggéré qu'on vérifie ses diplômes, tellement j'avais de doutes sur leur existence, mais il est toujours délicat de mettre en cause un collègue, surtout s'il a plus d'ancienneté. Il a fallu se faire une raison et attendre son départ à la retraite.» Il inclina légèrement la tête. «Et toi, comment t'appelait-elle si elle l'appelait docteur Dolittle?»

Ignorant la question, elle pressa un instant son stylo contre ses lèvres. L'inquiétude avait réapparu dans son regard sombre.

«Elle n'arrêtait pas de penser à cette maudite muselière. À vrai dire, ce n'était pas très sain. Elle m'a demandé un jour si je voulais l'essayer, pour connaître mon impression.

-Et tu l'as fait?

- Non. » Elle se tut, puis reprit soudain : « Elle affirmait que son arthrite était son "joug intérieur", parce que la souffrance ne la quittait jamais - elle se tapota les dents avec son stylo - et, pour l'atténuer, elle se servait de la muselière en guise de révulsif. C'est pour cela que je disais que ce n'était pas très sain. Elle se l'imposait comme une pénitence, une sorte de cilice. Quoi qu'il en soit, lorsque j'ai pris la suite de cet imbécile de Hendry et que j'ai pu ramener la douleur à un degré acceptable, elle s'est mise à m'appeler, sur le ton de la plaisanterie, sa petite muselière. » Elle vit qu'il avait l'air perplexe. «Oui, parce que j'avais réussi à alléger le poids de son joug intérieur, expliqua-t-elle.

- Et qu'est-ce que tu penses?

- Qu'elle a essayé de me dire quelque chose.»

Robin secoua la tête.

«Comment ça? Parce qu'elle portait cette muselière au moment de sa mort? C'était un symbole, rien de plus.

- Un symbole de quoi ?

- Des illusions de la vie. De notre aliénation. Ou peut-être était-ce une ultime facétie. Du genre, j'ai avalé ma langue pour toujours.» Il eut un haussement d'épaules. «Tu en as parlé aux flics?

- Non. J'étais tellement bouleversée sur le moment que j'ai oublié.» Elle leva les mains en un geste d'impuissance. «De plus, l'inspecteur et le médecin légiste ont sauté à pieds joints sur ce que je leur ai dit de prime abord, à savoir que cet instrument barbare servait d'habitude à décorer un pot de géraniums. Son "trophée herbeux", comme elle disait. C'était une allusion au récit de la mort d'Ophélie et, avec la baignoire pleine d'eau et les orties, j'ai pensé qu'ils avaient raison. Mais je n'en suis plus aussi sûre maintenant.» Elle se tut et se mit à contempler son bureau.

Robin l'observa quelques secondes.

«À supposer qu'elle ait effectivement voulu dire qu'elle avait perdu l'usage de sa langue, tu comprends bien que cela peut signifier deux choses?

- Oui, fit Sarah d'un air malheureux. Que quelqu'un l'a fait taire. Mais cela n'a guère de sens. Si Mathilda s'était doutée qu'on cherchait à l'assassiner, elle n'aurait pas perdu du temps à aller prendre la muselière, il lui aurait suffi d'ouvrir la porte d'entrée et de se mettre à hurler. Tout le village l'aurait entendue. Et le meurtrier aurait déguerpi sans demander son reste.

- Peut-être est-ce le meurtrier lui-même qui a voulu dire : "Ainsi, elle ne pourra plus parler" ?

- Mais c'est tout aussi absurde. Pourquoi aurait-il fait ce cinéma autour de son crime après s'être donné un mal de chien à le maquiller en suicide ? » Elle frotta ses yeux las. «Sans la muselière, l'affaire était claire comme de l'eau de roche. Avec, cela ressemble à tout ce qu'on voudra. Et pourquoi ces fleurs, au nom du ciel? Que sont-elles censées indiquer?

- Tu dois absolument avertir la police, décida soudain Robin en empoignant le téléphone. Voyons, Sarah, qui d'autre savait qu'elle t'avait surnommée sa muselière? Il ne t'est pas venu à l'esprit que le message t'était adressé?

- Quel message ?

-Je n'en sais rien. Que tu étais menacée. Que Sarah Blakeney serait la suivante.»

Elle se mit à rire, d'un rire forcé.

«J'ai plutôt pris ça pour une sorte de signature.» Elle traça du doigt une ligne sur le bureau. «Comme la marque laissée par Zorro sur ses victimes.

- Oh, Seigneur ! s'exclama Robin en reposant le combiné. Il vaut peut-être mieux ne rien dire. De toute façon, c'était manifestement un suicide... Tu as dit toi-même qu'elle éprouvait une fascination morbide pour ce maudit bout de ferraille.

- Mais je la trouvais sympathique.

- Tu trouves tout le monde sympathique, Sarah. Il n'y a pas lieu d'en être fier.

- Je croirais entendre parler Jack. »

Elle lui prit le téléphone des mains, composa le numéro du commissariat de Learmouth et demanda l'inspecteur Cooper.

Robin la regarda faire avec une morne résignation - elle n'avait pas idée des commérages que cela déclencherait quand on saurait le surnom que lui avait donné Mathilda -, tout en se demandant, non sans une certaine perfidie, pourquoi elle avait choisi de lui raconter tout ça. Il avait l'étrange impression qu'elle l'avait manipulé. Pour mesurer les réactions des autres? Se soulager la conscience?

L'inspecteur Cooper était déjà parti et la voix ronchonne à l'autre bout du fil consentit seulement à noter l'appel et à lui en faire part le lendemain matin. Après tout, il n'y avait pas d'urgence. Le dossier était clos.

 

 

Que je hais ces rhumatismes et la cruelle immobilité qu'ils m'imposent ! J'ai vu un fantôme aujourd'hui, mais n'ai rien pu faire. J'aurais dû le frapper à terre et le renvoyer aux enfers, mais je n'ai pu que le cingler de mes paroles Joanna l'aurait-elle amené pour me hanter? C'est tout à fait possible. Depuis qu'elle a trouvé cette maudite lettre, elle manigance quelque chose. «Ingratitude, démon au cœur de pierre, plus abjecte encore lorsque tu parais sous les traits d'un enfant que sous ceux d'un monstre surgi des flots »

Se servir de James, entre tous, ça, je ne le lui pardonnerai jamais À moins que ce soit lui qui se serve d'elle ? Quarante années ne l'ont guère changé. Quel plaisir exécrable n'a-t-il pas éprouvé à Hong-Kong où, d'après ce que j'ai lu, les garçons habillés en filles donnent aux pédérastes des frissons d'une prétendue normalité en affichant leur perversion écœurante devant un public de naïfs. Il a l'air malade. Tiens, tiens, sa mort ne pourrait pas mieux tomber.

J'ai conclu là «un marché des plus sordides». De nos jours, on parle avec désinvolture du cycle infernal des répétitions dans lesquelles sont enfermés les enfants battus et maltraités! Et, cependant, la complexité de ces cercles vicieux dépasse de loin la simple brutalité d'un parent envers son enfant.

Tout vient à point à qui sait l'entendre...

 

3

Jack travaillait dans son atelier quand, vers onze heures du soir, la clé de Sarah tinta enfin dans la serrure. Il leva la tête comme elle passait devant la porte ouverte.

« Où étais-tu ? »

Elle se sentait épuisée.

« Chez les Hewitt. Ils m'ont gardée à dîner. Tu as mangé ? »

Elle n'entra pas et se contenta de l'observer depuis le seuil.

Il acquiesça de façon machinale. La nourriture n'occupait qu'une place tout à fait secondaire dans la vie de Jack. D'un signe de tête, il lui désigna la toile posée sur le chevalet.

« Qu'en penses-tu ? »

Comme les choses auraient été plus simples si elle avait été totalement hermétique à ce qu'il s'efforçait d'exprimer à travers sa peinture. Et si elle avait eu le courage d'accepter les jugements formulés par un ou deux critiques, pour qui tout cela n'était qu'un barbouillage prétentieux et dénué d'intérêt.

«Je suppose que c'est Joanna Lascelles.»

Une Joanna Lascelles difficilement reconnaissable, sinon à la masse noire de ses habits de deuil et à la blondeur de sa chevelure, car, pour Jack, formes et couleurs servaient à rendre une réalité intérieure, et ce portrait, bien qu'à peine ébauché, révélait déjà une extraordinaire tension. Pendant des semaines, il allait, par touches successives, tenter de mettre au jour la personnalité complexe de son modèle.

Sarah, qui connaissait ce code pictural presque aussi bien que lui, devinait l'essentiel de ce qu'il avait déjà fixé sur la toile : la tristesse de Joanna (à cause de sa mère?), son dédain (à l'égard de sa fille?), et, comme de bien entendu, sa sensualité (éveillée par le peintre lui-même?).

Jack la dévisagea.

«Une femme intéressante.

- On dirait. »

Il plissa les yeux, soudain en colère.

«Tu ne vas pas remettre ça. Je ne suis pas d'humeur à supporter une scène. »

Elle eut un haussement d'épaules.

« Moi non plus. Je vais me coucher.

- Je m'occuperai de cette couverture demain », promit-il à contrecœur.

Il s'assurait quelques revenus en dessinant des couvertures de livre, mais les commandes n'abondaient pas, car il n'avait presque jamais fini à temps. Il avait horreur de travailler sous la contrainte et ces tâches mercantiles l'exaspéraient.

«Je ne suis pas ta mère, Jack, déclara-t-elle calmement. Ce que tu feras demain ne regarde que toi. »

Contrairement à ses allégations, il semblait disposé à relever le défi, probablement, se dit Sarah, parce que Joanna Lascelles avait flatté son ego.

«C'est plus fort que toi, hein? Non, tu n'es pas ma mère, mais tu commences fichtrement à lui ressembler.

- Comme c'est curieux, répliqua-t-elle avec une lourde ironie. Moi qui croyais que tu ne t'entendais pas avec elle parce qu'elle n'arrêtait pas de te dire ce que tu devais faire. Et voilà que je me retrouve dans le même panier, alors qu'au contraire, je t'ai toujours laissé agir à ta guise. Tu n'es qu'un gamin, Jack. Il te faut absolument une femme à qui tu puisses reprocher tout ce qui ne va pas dans ta vie.

- Comme de te priver des joies de la vie de famille ! lança-t-il d'un ton rageur. Bon sang, Sarah, tu connaissais le topo avant qu'on se marie et tu étais d'accord. Souviens-toi, la carrière avant tout. Rien n'a changé. Pour moi, du moins. Ce n'est pas ma faute si tes hormones te tourmentent à cause du temps qui passe. Nous avions conclu un pacte. Pas d'enfants. »

Elle l'observa avec attention. Après tout, Joanna ne s'était peut-être pas montrée aussi accommodante qu'il l'aurait souhaité. Tiens donc !

«En l'occurrence, Jack, le seul pacte que nous ayons conclu était que je t'aiderais jusqu'à ce que tu te sois fait une réputation. Après cela, il y avait toutes les options possibles. Ce que je n'avais pas prévu, et j'ai commis, je l'avoue, l'erreur de me fier à mon propre jugement, c'était que tu ne te ferais jamais une réputation. Dans ces conditions, j'ai bien peur que le marché soit nul et non avenu. J'ai subvenu à tes besoins durant six ans : deux ans avant notre mariage, quatre ans ensuite, et tu avais autant que moi le désir de te marier. Si je me souviens bien, nous célébrions alors ta première grande vente. La première et la seule, ajouta-t-elle. C'est un peu mince, non ? Je n'ai pas souvenir que tu aies vendu une seule toile depuis.

- La mesquinerie ne te va pas, Sarah.

- Pas plus qu'à toi de te comporter comme un enfant gâté. Tu penses que rien n'a changé, mais tu te trompes, tout a changé. Je t'admirais. Maintenant, je te méprise. Je te trouvais drôle. Maintenant, tu m'ennuies. Je t'aimais. Maintenant je n'éprouve plus pour toi que de la pitié.» Elle lui sourit comme pour s'excuser. « De plus, je croyais que tu réussirais. Maintenant, je suis persuadée du contraire. Et ce n'est pas à cause de ta peinture, mais à cause de toi. Tu n'as ni l'énergie ni la discipline nécessaires, Jack, et tu as oublié que le génie est fait de un pour cent d'inspiration et de quatre-vingt-dix-neuf pour cent d'efforts acharnés. Si je suis devenue un bon médecin, ce n'est pas grâce à je ne sais quel don exceptionnel, mais au fait que je n'hésite pas à me servir de mes mains. Tu es un artiste raté, non que tu manques de talent, simplement tu es bien trop paresseux et imbu de ta personne pour accepter l'idée de te faire une place au soleil en transpirant comme tout le monde. »

Une moue sardonique apparut sur le visage de Jack.

«Je dois remercier les Hewitt, je présume. Un gentil petit dîner chez ce brave Robin et sa femme, et voilà que j'ai droit à un savon. Bon sang, ce type n'est qu'un sale lèche-bottes ! Il serait déjà dans ton lit s'il n'avait pas la douce Mary et les mioches sans arrêt sur le dos.

- Ne sois pas stupide, répondit-elle d'une voix glaciale. C'est entièrement ta faute. J'ai cessé d'avoir le moindre sentiment à ton égard le jour où j'ai dû envoyer Sally Bennedict se faire avorter. Pour moi, ça a été fini. Que je doive, en plus du reste, cautionner le meurtre de tes bâtards, surtout s'agissant d'une garce pareille! D'ailleurs, l'ironie de la situation ne lui a pas échappé, crois-moi. »

Il se troubla et elle vit que, cette fois, le coup avait porté. Il ne semblait pas au courant, ce qui était au moins un point en sa faveur.

«Tu aurais dû m'avertir», répliqua-t-il de façon absurde.

Elle rit avec un amusement sincère.

« Pour quelle raison ? C'est Sally qui m'avait consultée, pas toi. Et il était clair qu'elle n'avait aucunement l'intention de mener à terme ta progéniture et de risquer de se faire virer de la Royal Shakespeare Company. Il est difficile de jouer une Juliette enceinte de six mois, ce qui aurait été le cas quand la tournée aurait débuté. Oh, j'ai fait tout ce qu'il fallait : je lui ai dit d'en parler avec toi, d'aller voir un psychologue, mais j'aurais aussi bien pu garder mes conseils, pour ce qu'elle en avait à faire. À mon avis, elle aurait préféré un cancer à un enfant non désiré. » Son sourire se changea en un pli amer. « Il est vrai que nous savions toutes les deux comment tu réagirais. C'est même la seule fois de ma vie où je n'ai pas douté un instant du sort du malheureux fœtus s'il avait vu le jour. J'ai passé le dossier à l'hôpital et, en deux semaines, l'affaire était réglée.»

Il promena distraitement son pinceau sur sa palette.

« Est-ce pour cela que tu as brusquement décidé de t'installer ici?

- En partie. J'avais le fâcheux pressentiment que Sally n'était que la première d'une longue liste.

- Et à part ça ?

- J'ignorais que tu serais séduit par les rudes paysages du Dorset. Je pensais que tu resterais à Londres.

- Tu aurais dû me le dire, répéta-t-il. Je n'ai jamais été très doué pour les devinettes.

- Non, en effet. »

Il posa palette et pinceau sur un tabouret et s'essuya les mains avec un torchon imbibé de white-spirit.

«Et qu'est-ce qui m'a valu cette année de sursis? Ta philanthropie? Ou ton machiavélisme? Peut-être trouvais-tu plus cocasse de me balancer en pleine cambrousse, plutôt qu'à Londres où j'étais assuré de retrouver un toit?

- Ni l'une ni l'autre. L'espoir. Un espoir bien mal placé, comme d'habitude. »

Elle considéra la toile. Il suivit son regard.

«J'ai pris le thé avec elle. C'est tout.

- Je te crois.

- Alors, pourquoi es-tu aussi en colère ? Je ne te reproche pas d'avoir dîné avec Robin.

- Je ne suis pas en colère, Jack. Seulement fatiguée. Fatiguée de servir de public à ton monstrueux ego. Il m'arrive même de penser que c'est la seule raison qui t'a fait m'épouser : parce que tu avais besoin, non de sécurité, mais de l'admiration de quelqu'un pour stimuler ta créativité.» Elle eut un rire contraint. «Dans ce cas, tu n'aurais pas dû choisir un médecin. C'est déjà bien assez de se dévouer toute la journée sans avoir à recommencer le soir. »

Il la regarda attentivement.

« Alors c'est ainsi ? Tu me donnes mon congé ? Fais tes paquets et ne remets plus les pieds ici.»

Elle lui sourit, de ce sourire à la Mona Lisa qui l'avait séduit tout au début. Il avait l'impression de savoir exactement ce qu'elle allait dire : Il s'agit de ta vie, Jack, prends tes responsabilités. Car c'était la force, et la faiblesse, de Sarah d'imaginer que chacun pouvait être aussi volontaire et déterminé qu'elle-même.

«Oui. J'ai décidé que, si tu allais encore une fois retrouver Sally, nous en resterions là. Je souhaite divorcer. »

Il la scruta.

« Si c'est à cause de Sally, tu aurais aussi bien pu me donner cet ultimatum il y a quinze jours. Je n'ai pas essayé de te cacher où j'allais.

- Je sais, répondit-elle d'un ton las, les yeux à nouveau fixés sur le tableau. À présent, même tes trahisons exigent un public. »

Quand elle descendit le lendemain matin, il était parti. Il y avait une feuille de papier sur la table de la cuisine.

Envoie les papiers du divorce à Keith Smollett. Tu te trouveras bien un autre avocat. J'accepterai un partage à cinquante, cinquante, aussi ne t'attache pas trop à la maison. Je débarrasserai l'atelier dès que je me serai procuré un autre endroit. Si tu ne veux pas me revoir, évite de changer les serrures. Je laisserai la clé après avoir récupéré mes affaires.

Elle lut le mot deux fois, puis le jeta à la poubelle.

La secrétaire du cabinet médical de Fontwell leva la tête comme Sarah pénétrait dans la salle d'attente vide. Sarah effectuait son service à Fontwell le lundi après midi et le vendredi matin, ce qui n'était pas une sinécure, dans la mesure où on la trouvait généralement plus aimable que ses collègues masculins.

« Il y a deux messages pour vous, lui dit Jane. Je les ai posés sur votre bureau.

- Merci. » Elle s'immobilisa près du bureau. « Quel est le premier rendez-vous ?

- Mr Drew à 8 h 45. Puis c'est la cohue jusqu'à 11 h 30. Après quoi, malheureusement, vous avez deux visites à domicile, mais j'ai prévenu que vous ne seriez pas libre avant midi.

- Parfait. »

Jane Marriott, une institutrice à la retraite d'une soixantaine d'années, enveloppa Sarah d'un regard maternel.

«Je suppose qu'une fois de plus, vous n'avez pas pris de petit déjeuner.»

Sarah sourit malgré elle.

«Cela ne m'est pas arrivé depuis que j'ai quitté l'école.

- Ma foi, vous avez l'air complètement lessivée. Vous travaillez beaucoup trop. Un médecin est un être comme les autres. Vous devriez apprendre à vous reposer. »

Sarah se tint les coudes sur le bureau, son menton dans les mains.

« Dites-moi, Jane. Si le paradis existe, où est-ce au juste ? »

À cet instant, elle ressemblait étrangement à une de ces gamines de huit ans auxquelles Jane Marriott faisait jadis la classe et qui, timides et mal à l'aise, s'enhardissaient parfois à l'interroger, convaincues que l'adulte qui se trouvait devant elles détenait la clé de tous les problèmes.

«Grands dieux! Cela fait bien longtemps qu'on ne m'avait pas posé une question pareille. »

Elle brancha la bouilloire et mit du café dans deux tasses.

«Aux enfants je disais qu'il réside dans le souvenir qu'on laisse aux autres. Plus ils vous ont aimé, plus vous continuez d'exister dans leurs cœurs. C'était un truc pour les empêcher de se chamailler.» Elle laissa échapper un gloussement. «Je croyais que vous étiez athée. Pourquoi ce soudain intérêt pour l'au-delà?

- Je suis allée, hier, à l'enterrement de Mrs Gillespie. C'était déprimant. Je me demande bien à quoi rime tout ça.

- Eh bien, si vous commencez à faire de la métaphysique à huit heures et demie du matin ! » Elle posa une tasse de café fumant devant Sarah. «En ce qui concerne Mathilda Gillespie, il est possible que l'utilité de son existence n'apparaisse que dans quatre ou cinq générations. Elle appartient à une lignée. Qui sait quelle importance aura cette lignée dans le futur?

- Alors c'est encore plus déprimant, déclara Sarah d'un ton lugubre. Cela signifie qu'il faut avoir des enfants pour donner un sens à sa vie.

- Bien sûr que non. Je n'ai pas d'enfants et je ne me sens pas moins utile pour autant. Notre vie est ce que nous en faisons. »

Tout en parlant, elle regardait ailleurs et Sarah eut l'impression que c'étaient seulement des phrases en l'air.

« Hélas, continua-t-elle, il est vrai que Mathilda Gillespie n'a pas fait grand-chose de la sienne. Elle ne s'est jamais consolée du départ de son mari et cela lui a aigri le caractère. Elle devait s'imaginer que les gens se moquaient d'elle dans son dos. Ce dont ne se privaient pas la plupart d'entre eux, reconnut-elle.

- Je croyais qu'elle était veuve, rétorqua Sarah en songeant qu'elle savait décidément bien peu de chose de son ancienne patiente. »

Jane secoua la tête.

«À supposer qu'il soit encore en vie, le veuf, à présent, c'est lui. A ma connaissance, ils n'ont jamais pris la peine de divorcer.

- Que lui est-il arrivé ?

- Il est parti à Hong-Kong, travailler dans une banque.

- Comment le savez-vous ?

- Il y a une dizaine d'années, Paul et moi avons passé des vacances en Extrême-Orient et nous sommes tombés sur lui dans un hôtel de Hong-Kong. Nous étions très amis, jadis. Paul et lui avaient fait la guerre ensemble. » Elle eut un petit sourire. « Il se portait comme un charme, vivant au milieu des autres expatriés, et se souciait comme d'une guigne du sort de sa femme et de sa fille.

- Qui subvenait à leurs besoins ?

- Avec ce que son père lui avait laissé, Mathilda n'avait pas de souci à se faire, même si, comme il m'arrive de le penser, ça ne lui a pas forcément rendu service. Elle n'aurait sans doute pas été la même si elle avait dû se creuser la cervelle pour gagner son pain. Allons, ça ne vous arrange pas le tempérament, que les choses vous tombent toutes cuites dans le bec ! »

Sarah n'avait qu'à songer à Jack pour en être persuadée. Cinquante, cinquante, songea-t-elle avec irritation. Il pouvait toujours courir!

«Quand l'a-t-il quittée? Récemment?

- Oh, non ! Peut-être un an et demi après leur mariage. Dans tous les cas, il y a bien trente ans de ça. Il nous a écrit pendant un certain temps, puis n'a plus donné de ses nouvelles. À vrai dire, nous le trouvions assez fatigant. Quand nous l'avons rencontré à Hong-Kong, il s'était mis à boire comme un trou, et, comme chaque fois qu'il avait un verre dans le nez, il devenait très agressif. Nous avons été plutôt soulagés qu'il ait cessé toute correspondance. Ensuite, il a totalement disparu de l'horizon.

- Mathilda savait qu'il vous écrivait? demanda avec curiosité Sarah.

- Je ne pourrais pas vous le dire. Nous nous étions installés à Southampton et nous n'avions plus l'occasion de la voir. De temps à autre, des amis communs mentionnaient son nom, autrement nous n'avions aucun contact avec elle. Nous sommes revenus voilà cinq ans, lorsque la santé de mon pauvre mari s'est brusquement dégradée et que j'ai décidé que l'air vivifiant du Dorset était préférable pour lui à toutes ces saletés qu'on respire en ville. »

Paul Marriott souffrait d'emphysème chronique, ce qui inquiétait énormément sa femme.

«C'est ce que vous pouviez faire de mieux, approuva Sarah d'une voix ferme. Il m'a dit qu'il ne s'était jamais aussi bien porté que depuis qu'il a regagné ses pénates.»

Sarah savait d'expérience qu'une fois lancée sur ce terrain, Jane refuserait d'en sortir, aussi s'empressa-t-elle de changer de sujet.

«Vous connaissiez bien Mathilda?»

Jane réfléchit un instant.

«Nous avons été élevées ensemble : mon père a été médecin ici pendant pas mal d'années et Paul a travaillé pour le sien - Sir William était le député local -, mais je mentirais en disant que je la connaissais. En vérité, je ne l'aimais pas beaucoup.» Elle paraissait gênée. «C'est horrible à dire, s'agissant d'une morte, mais je m'en voudrais d'être hypocrite. De ma vie, je n'ai connu de créature plus désagréable. Je n'ai jamais pu blâmer James de l'avoir quittée. La seule question que je me pose, c'est pourquoi il l'a épousée.

- À cause de son argent, répondit aussitôt Sarah.

- Oui, probablement, convint Jane. Il venait d'un milieu très pauvre, ne possédait en tout et pour tout que son nom et Mathilda, bien sûr, était belle, aussi belle que Joanna. Ça a été un désastre. James a très vite compris qu'il y a des choses pires que la pauvreté. Et notamment d'être commandé par une virago qui tient les cordons de la bourse. Il la détestait cordialement.»

Un des messages posés sur le bureau de Sarah provenait de Ruth Lascelles. C'était un bref billet, qu'on avait dû glisser sous la porte d'entrée du cabinet médical la veille au soir. Pour une adolescente, l'écriture était étonnamment juvénile. « Chère docteur Blakeney, pourriez-vous venir me voir chez mamie demain (vendredi). Je ne suis pas malade mais j'aimerais vous parler. Je dois être de retour à l'école dimanche soir. Merci d'avance. Bien à vous, Ruth Lascelles. »

Le second message informait Sarah que l'inspecteur Cooper avait été prévenu le matin de son coup de téléphone et qu'il rappellerait plus tard dans la journée.

Il était trois heures passées quand Sarah trouva enfin le temps de se rendre à Cedar House. Elle remonta la courte allée de gravier et se gara sous les fenêtres de la salle à manger qui faisaient face à la route sur le côté gauche de la maison. C'était un bâtiment du XVIIIe siècle en pierre jaunâtre, composé de pièces immenses aux vitres épaisses. Des pièces beaucoup trop incommodes, avait toujours pensé Sarah, pour une femme qui, dans ses périodes de crise, se voyait quasiment réduite à l'état d'infirme. La seule concession faite à la maladie avait été l'installation d'un ascenseur communiquant avec le premier étage. Sarah avait un jour suggéré à Mathilda de vendre la demeure pour acheter un cottage, et celle-ci lui avait répondu qu'une telle félicité lui était interdite. «Ma chère Sarah, seuls les gens du commun peuvent se permettre d'habiter un cottage, avec de charmants noms comme "Beauséjour" ou "Mon repos". Quoi que vous fassiez dans la vie, il ne faut jamais oublier les convenances. »

Comme elle descendait de voiture, Ruth s'avança à sa rencontre.

«Allons dans le pavillon d'été», lança-t-elle d'une voix brusque.

Sans attendre la réponse, elle tourna le coin de la maison, son corps mince, seulement vêtu d'un tee-shirt et d'un caleçon, penché dans le vent du nord qui soulevait les feuilles jaunies de l'allée.

Sarah, plus âgée et donc plus sensible au froid, prit sa veste sur le siège arrière et lui emboîta le pas. Du coin de l'œil, elle aperçut la silhouette de Joanna dans l'ombre de la salle à manger. Ruth avait-elle informé sa mère de leur rendez-vous? se demanda-t-elle en traversant la pelouse dans le sillage de l'adolescente. Et pourquoi tant de mystère ? Le pavillon d'été se trouvait à environ deux cents mètres, autrement dit suffisamment loin pour que Joanna ne puisse rien entendre.

Lorsque Sarah la rejoignit, au milieu d'un amoncellement de chaises et de tables en rotin, vestiges d'un ancien - et heureux? - temps, Ruth allumait une cigarette.

«Je suppose que vous allez me faire la morale, dit-elle d'un air renfrogné en repoussant la porte et en s'affalant sur une chaise.

- Pour quelle raison ? » Sarah s'assit également et serra sa veste contre elle. Il faisait terriblement froid, même avec la porte fermée.

« Parce que je fume.

- Je n'ai pas l'habitude de jouer les moralistes», répliqua Sarah avec un haussement d'épaules.

Ruth lui jeta un regard farouche.

«D'après votre époux, mamie vous avait surnommée sa muselière. Pourquoi l'aurait-elle fait si vous ne lui aviez pas reproché d'être mauvaise langue?»

Sarah regarda par la fenêtre, là où le grand cèdre du Liban, qui avait donné son nom à la propriété, formait une ombre sur la pelouse. À ce moment, un nuage poussé par le vent qui soufflait en rafales masqua le soleil et l'ombre s'effaça.

«Nous n'avions pas ce genre de relations, répondit-elle en se tournant vers la jeune fille. J'appréciais la compagnie de votre grand-mère. Je ne me souviens pas d'avoir jamais eu de reproches à lui faire.

- Moi, je n'aurais pas aimé être traitée de muselière. »

Sarah sourit.

«Je trouvais ça plutôt flatteur. Dans sa bouche, c'était un compliment.

- J'en doute, laissa tomber la jeune fille. Vous n'ignorez pas, je suppose, qu'elle mettait cette muselière à ma mère quand celle-ci était enfant.» Elle fumait avec nervosité, tirant rapidement de petites bouffées qu'elle exhalait par le nez. Elle vit l'expression dubitative de Sarah. «C'est la vérité. Mamie me l'a avoué un jour. Elle avait horreur des cris et, chaque fois que maman se mettait à hurler, elle l'enfermait dans un placard avec ce machin sur la tête. Son père agissait de la même façon à son égard, aussi trouvait-elle ça normal. »

Sarah attendit, mais la jeune fille garda le silence.

«C'était une punition cruelle, murmura-t-elle.

- Oui. Mais mamie était beaucoup plus dure que maman et, de toute façon, dans sa jeunesse, on n'hésitait pas à brutaliser les enfants, si bien que porter une muselière ou recevoir des coups de ceinturon ne devait pas changer grand-chose pour elle. Sauf que, pour maman, c'était un supplice.» Elle écrasa sa cigarette avec son pied. «Et il n'y avait personne pour la protéger ni prendre son parti. Mamie pouvait faire d'elle ce qu'elle voulait comme elle voulait.»

Sarah se demandait où la jeune fille voulait en venir.

«Hélas, c'est un problème de plus en plus fréquent. Le mari stressé s'en prend à son épouse, laquelle, excédée, se défoule sur ses enfants et il n'y a rien de plus angoissant pour une femme que d'être abandonnée par son conjoint.

- Vous excusez mamie pour ce qu'elle a fait ? »

Elle la considéra avec une expression circonspecte.

«Non. J'essaie seulement de comprendre. Généralement, les enfants qui se retrouvent dans la situation de votre mère sont en butte à de constantes agressions verbales, ce qui ne vaut guère mieux que les agressions physiques, simplement les traces ne se voient pas et personne hors de la famille ne les remarque. » Elle haussa imperceptiblement les épaules. «Mais les conséquences sont les mêmes : traumatisme et refoulement de la personnalité. Rares sont les enfants qui parviennent à résister à une attitude perpétuellement critique de la part des adultes dont ils dépendent. On se soumet ou on se révolte. Il n'y a pas de demi-mesure.

- Ma mère a eu droit aux deux, les agressions verbales et les agressions physiques, répliqua Ruth d'un ton irrité. Vous n'imaginez pas tout ce que ma mamie lui a fait subir !

-J'en suis navrée, murmura Sarah. Cependant, Mathilda a elle aussi souffert de mauvais traitements et elle n'était pas plus responsable que votre mère. Mais cela ne doit pas beaucoup vous consoler. »

Ruth alluma une nouvelle cigarette.

«Oh, ne vous y trompez pas, dit-elle avec une petite moue ironique, j'adorais mamie. Elle au moins avait du cran. Ma mère est une chiffe molle. Il m'arrive de la haïr. La plupart du temps, je me contente de la mépriser.» Elle baissa les yeux et se mit à remuer de la poussière avec la pointe de sa chaussure. «C'est elle qui l'a tuée et je ne sais pas quoi faire. D'un côté je lui en veux et de l'autre non. »

Sarah laissa ces mots flotter un instant dans l'air tout en réfléchissant à une réponse. Quel sens avaient-ils au juste ? Fallait-il véritablement les prendre comme une accusation de meurtre ? Ou seulement comme une insinuation perfide lancée sous l'effet du dépit par une gamine capricieuse ?

«La police est convaincue qu'il s'agit d'un suicide, Ruth. Elle a d'ailleurs classé l'affaire. D'après ce que j'ai pu comprendre, personne ne saurait être tenu pour responsable de la mort de votre grand-mère.

- Je ne dis pas que maman l'a fait réellement, en se servant d'un couteau ou de Dieu sait quoi. Mais elle l'a poussée à se tuer. Ce qui revient exactement au même. » Elle leva vers Sarah des yeux pleins de méfiance. « Vous ne croyez pas, docteur?

- Peut-être. À supposer que ce soit possible. Et, d'après ce que vous m'avez dit des relations de votre mère avec Mathilda, cela paraît assez peu vraisemblable. Le contraire aurait été plus plausible : que Mathilda ait acculé votre mère au suicide. » Elle esquissa un sourire. « Mais, même alors, ce genre de chose se produit très rarement, et seulement lorsque la personne pour qui le suicide devient le seul moyen d'échapper à des difficultés relationnelles possède un passé témoignant d'un déséquilibre psychique. »

Mais Ruth n'était pas prête à renoncer aussi facilement.

«Vous n'avez pas compris. Quand bien même elles se seraient crêpées le chignon toute la journée, l'important n'est pas là. Maman pouvait être aussi désagréable que mamie, sauf qu'elle s'y prenait autrement. Mamie disait ce qu'elle pensait, tandis que maman n'arrêtait pas de faire des petites réflexions sournoises. J'avais horreur de me trouver avec elles deux. » Elle pinça les lèvres de façon disgracieuse. «La pension m'a au moins permis d'échapper à ça. Par la suite, maman est allée habiter à Londres, et, pendant les vacances, j'avais le droit ou bien de rester avec elle ou bien de venir ici. Maintenant, au moins, je ne serai plus une balle de ping-pong. »

Comme Sarah connaissait peu la vie de ces trois femmes. Ainsi, où était Mr Lascelles? Avait-il filé comme James Gillespie? Ou Lascelles était-il un nom fictif qu'avait adopté Joanna pour conférer une légitimité à sa fille ?

« Combien de temps avez-vous vécu ici en compagnie de votre mère avant qu'on vous envoie en pension?

- De ma petite enfance jusqu'à l'âge de onze ans. Mon père est mort en nous laissant sans le sou. Ma mère a alors rappliqué à Fontwell, sinon nous aurions crevé de faim. En tout cas, c'est ce qu'elle prétend. Pour ma part, je pense qu'elle était bien trop snob et flemmarde pour chercher un emploi. Elle aimait mieux se faire insulter par grand-mère que de se salir les mains. » Ruth se croisa les bras autour de la taille et se mit à se balancer. «Mon père était juif.»

Elle avait prononcé le mot avec une pointe de mépris. Sarah en resta interdite. « Pourquoi dites-vous cela ainsi ?

- Grand-mère le désignait toujours ainsi : "le Juif". Elle était antisémite. Vous ne le saviez pas?»

Sarah secoua la tête.

« On voit que vous ne la connaissiez pas beaucoup. » Ruth poussa un soupir. «Il était musicien, guitariste basse, et travaillait pour des maisons de disques. Il effectuait les raccords quand les groupes en étaient incapables et possédait une petite formation avec laquelle il se produisait de temps à autre. Il est mort en 1978 d'une overdose d'héroïne. Je n'ai aucun souvenir de lui, mais mamie prenait un malin plaisir à me répéter que c'était un bon à rien. Il s'appelait Steven, Steven Lascelles. » Elle se tut.

«Comment votre mère l'a-t-elle rencontré?

- Dans une soirée à Londres. Elle aurait dû se retrouver dans les bras d'un chevalier servant et a échoué dans ceux du guitariste de service. Mamie n'en a rien su jusqu'à ce que maman lui avoue qu'elle était enceinte, et ça a été le scandale ! Vous imaginez un peu : Joanna Gillespie mise en cloque par un rocker juif, drogué de surcroît ! » Elle eut un rire forcé. « Quelle revanche ! » Ses bras étaient bleus de froid, mais elle ne semblait pas s'en apercevoir. «Quoi qu'il en soit, ils se sont mariés et elle est allée vivre avec lui. Il est mort six mois après ma naissance en ayant dépensé tout l'argent pour se payer sa came. Cela faisait des mois qu'il ne réglait plus le loyer. Maman était veuve - à moins de vingt-trois ans -, au chômage et avec un bébé sur les bras.

- Alors elle n'avait sans doute pas d'autre solution que de revenir ici. »

Le visage de Ruth se renfrogna.

«Vous ne l'auriez certainement pas fait si vous aviez su qu'on ne cesserait de vous jeter à la figure vos erreurs passées. »

C'est probable, se dit Sarah. Elle se demanda si Joanna avait aimé Steven Lascelles ou si, comme sa fille le laissait entendre, elle avait vu en lui uniquement un moyen de faire enrager Mathilda.

« Les choses semblent toujours plus simples quand on les considère après coup. »

L'adolescente continua comme si elle n'avait pas entendu.

« Grand-mère a essayé de changer mon prénom contre un plus sélect, et surtout qui ne fasse pas juif. Pendant un certain temps, elle m'a appelée Elizabeth, mais maman l'a menacée de me ramener à Londres et elle a dû céder. À part ça et son refus que mamie me mette la muselière quand je criais, maman lui laissait faire ses quatre volontés. » Elle eut une expression de dédain. «Vous parlez d'une dégonflée! Pourtant, ce n'était pas difficile de tenir tête à grand-mère.

Je n'arrêtais pas de la contredire et nous nous entendions comme larrons en foire. »

Sarah n'avait aucune envie d'arbitrer une querelle domestique entre une mère et une fille dont elle ignorait presque tout. Elle vit l'ombre du cèdre s'allonger à nouveau sur la pelouse à mesure que le soleil émergeait de derrière un nuage.

«Pourquoi m'avoir demandé de venir, Ruth?

- Je ne sais pas quoi faire. J'espérais que vous pourriez me le dire. »

Sarah scruta le visage mince à l'air revêche et se demanda si Joanna se doutait des sentiments que sa fille nourrissait à son égard.

«Ne faites rien. Pour dire les choses carrément, même si votre mère est pour quelque chose dans le suicide de votre grand-mère, ce qui me paraît inconcevable, elle n'a certainement rien commis d'illégal.

- N'empêche qu'elle l'a tuée, répliqua Ruth d'une voix sévère. Elle a trouvé une lettre dans la maison la dernière fois qu'elle est venue. Et elle a déclaré à mamie qu'elle n'hésiterait pas à s'en servir si celle-ci ne modifiait pas sur-le-champ son testament et ne débarrassait pas le plancher. C'est pour ça que mamie s'est suicidée. Elle me léguait tous ses biens, comprenez-vous. Du moins en avait-elle l'intention.» Les traits juvéniles de Ruth avaient pris une expression franchement malveillante.

Mon Dieu! Qu'avez-vous essayé de me dire, Mathilda? songea Sarah.

«Avez-vous vu cette lettre?

- Non, mais mamie m'a écrit pour m'informer de ce qu'elle contenait. Elle ne voulait pas que je l'apprenne par maman. Vous voyez bien que c'est sa faute. Mamie aurait tout fait pour qu'on n'étale pas son linge sale en public, conclut-elle d'une voix âpre.

- Vous avez toujours sa lettre ? »

Ruth fit la grimace.

«Je l'ai déchirée. Mais ce qui compte, ce n'est pas celle-là, c'est celle que maman a trouvée. Elle va vouloir l'utiliser pour attaquer le testament de mamie.

- Dans ce cas, vous devriez consulter un avocat, répondit Sarah d'un ton ferme, tout en se préparant à se lever. Je n'étais que le médecin de votre grand-mère, Ruth. Je n'ai aucunement le droit de m'interposer entre vous et votre mère, et je suis sûre que Mathilda ne l'aurait pas souhaité.

- Au contraire ! s'écria la jeune fille. Elle affirmait dans sa lettre que, s'il lui arrivait quelque chose, je devais m'adresser à vous. Que vous sauriez comment agir au mieux.

- Cela m'étonnerait beaucoup. Votre grand-mère ne me faisait pas de confidences. Tout ce que je connais de votre famille, je le tiens de vous. »

Une main frêle s'empara des siennes. L'atmosphère était glaciale.

«C'était une lettre écrite par Gerald Cavendish, l'oncle de mamie, à son notaire. Il déclarait que la totalité de sa fortune devait revenir à sa fille. »

La main de l'adolescente tremblait, mais Sarah n'aurait su dire si c'était de froid ou d'énervement.

« Continuez, lui intima-t-elle.

- La maison et tout l'argent lui appartenait. Il était l'aîné. »

Sarah eut un froncement de sourcils.

«Que voulez-vous dire? Que Mathilda n'aurait pas dû toucher cet héritage ? Écoutez, Ruth, tout cela dépasse mes compétences. Une fois encore, je vous conseille d'aller voir un avocat et d'en discuter avec lui. Sincèrement, je n'ai aucune idée de ce que peut être votre situation légale. » Elle eut une hésitation. «Tout de même, c'est étrange, vous ne croyez pas? Si sa fille était sa légataire universelle, elle aurait dû hériter automatiquement.

- Personne ne savait qu'elle était sa fille, prononça Ruth d'une voix morne, excepté mamie, qui racontait à tout le monde que le père était James Gillespie. C'est ma mère, docteur Blakeney. Mamie se faisait baiser par son oncle. C'est dingue, non?»

 

 

Joanna est venue me voir aujourd'hui. Durant presque tout le repas, elle m'a dévisagée avec ce regard particulièrement désagréable qui lui est propre. (Elle me fait penser au fox-terrier de père qu'une correction avait rendu méchant et qu'il avait fallu endormir; il avait la même lueur mauvaise dans le regard, juste avant d'enfoncer ses crocs dans la main de père et de lui arracher la chair jusqu'à l'os). Elle a ensuite passé le reste de l'après-midi à fouiller dans la bibliothèque. Elle prétendait chercher le livre de ma mère sur l'art du bouquet, pur mensonge, bien sûr. Je me souviens de le lui avoir donné au moment où elle est retournée s'installer à Londres Je n'ai rien dit.

Elle avait l'air d'une cocotte : des tartines de maquillage pour une visite à la campagne et une jupe bien trop courte, ridicule pour une femme de son âge. Je la soupçonne de s'être fait accompagner par un homme et de l'avoir abandonné à son triste sort au pub du coin. Le sexe est pour Joanna une monnaie d'échange à utiliser sans vergogne contre un service rendu.

Oh, Mathilda, Mathilda! Que d'hypocrisie!

Je me demande si tous ces hommes sont conscients du peu d'affection qu'elle leur porte. Je ne pense pas qu'il s'agisse de mépris, non, plutôt d'une totale indifférence aux sentiments de quiconque, les siens exceptés J'aurais dû suivre les conseils de Hugh Hendry et insister pour qu'elle voie un psychiatre.

Elle est absolument folle, mais, après tout, Gerald l'était aussi. « La boucle est bouclée. »

Elle a fait irruption de la bibliothèque, tenant cet absurde testament devant elle comme une sorte de relique, et s'est mise à m'insulter de la manière la plus infantile qui soit, m'accusant de lui avoir volé son héritage. Je me demande qui a bien pu lui en parler...

 

4

De retour chez elle, ce soir-là, Sarah se rendit directement dans l'atelier de Jack. Elle fut soulagée de voir que rien n'avait bougé. Sans prêter attention au tableau toujours posé sur le chevalet, elle se dirigea vers les toiles entassées contre le mur du fond. Elle se mit à les manipuler fébrilement, alignant de face celles qu'elle ne connaissait pas et laissant les autres. Elle en trouva trois en tout, trois portraits dont elle ne gardait aucun souvenir. Elle recula de quelques pas et les contempla tout en s'efforçant de discerner la forme des visages. Ou, plus précisément, d'un visage familier.

Elle aurait mieux aimé ne pas y parvenir. Mais, bien sûr, ce fut le contraire qui se produisit. La vérité lui apparut en un éclair fulgurant. Comment n'aurait-elle pas reconnu cette image vivante de l'amertume, de l'intelligence brutale et de l'intolérance, que symbolisait à lui seul le casque d'acier rongé par la rouille, dont l'identité ne faisait aucun doute. Abasourdie, le souffle coupé, Sarah se sentit soudain prise de panique. Elle s'affaissa sur le tabouret de Jack et ferma les yeux, sous le regard hargneux et sarcastique de Mathilda. Qu'avait-il fait ?

En entendant la sonnette de la porte d'entrée, elle se redressa comme un pantin. Elle resta immobile, les yeux écarquillés, puis, sans en avoir clairement conscience, prit le tableau, le retourna et le replaça parmi les autres contre le mur.

L'inspecteur Cooper crut un instant que le docteur Blakeney n'allait pas bien. Elle paraissait très pâle en ouvrant la porte, mais elle l'accueillit avec un sourire, s'effaça pour le laisser entrer et, lorsqu'ils furent installés dans la cuisine, elle avait déjà repris des couleurs.

«Vous m'avez téléphoné hier soir. Vous aviez des renseignements à me communiquer concernant Mrs Gillespie.

- Oui. » Elle se mit à réfléchir à toute allure. Mamie affirmait que vous sauriez comment agir au mieux. Sauf que je ne le sais pas! Que je n'en sais rien du tout! «Je me suis demandé pourquoi elle portait cet instrument étrange. Et j'en suis arrivée à la conclusion qu'elle cherchait à me dire quelque chose.» Aussi clairement que possible, elle lui répéta ce qu'elle avait confié le soir précédent à Robin Hewitt au sujet du surnom que lui avait donné Mathilda. «C'est probablement un effet de mon imagination», acheva-t-elle sans beaucoup d'assurance.

L'inspecteur fronça fortement les sourcils.

«Elle devait penser que vous feriez le rapprochement. Aurait-elle pu éventuellement vous accuser ? »

Contre toute attente, Sarah parut soulagée.

«Je n'y avais pas songé, admit-elle. Elle aurait cherché à m'infliger une sorte d'humiliation. Il est des maux que même un médecin ne saurait guérir, ou quelque chose de ce genre ? »

La réaction de son interlocutrice ne manqua pas de le surprendre.

« Peut-être, répondit-il. Qui d'autre savait qu'elle vous appelait ainsi, docteur Blakeney?»

Sarah joignit ses mains sur ses genoux.

«Je l'ignore. Les gens auxquels elle l'a raconté, je suppose.

- Vous en avez parlé à quelqu'un ? »

Elle secoua la tête.

« Non.

- À personne ? Même pas à vos collègues ni à votre mari ?

- Non.» Elle eut un petit rire forcé. «Je n'étais pas très sûre qu'il s'agissait d'un compliment. Je préférais le prendre ainsi pour ne pas gâter nos relations, mais peut-être était-ce une façon de me laisser entendre que j'étais aussi odieuse et tyrannique que l'instrument en question. »

Il acquiesça d'un air méditatif.

«Si elle s'est suicidée, vous et moi pouvons bien nous interroger sur le sens de ce geste jusqu'à la fin de nos jours. » Il la regarda droit dans les yeux. «Mais si elle a été assassinée, et si l'assassin savait qu'elle vous avait surnommée sa muselière, alors le message me paraît clair : j'ai fait cela pour vous, docteur Blakeney, ou bien : à cause de vous. D'accord?

- Non ! répliqua-t-elle d'un ton irrité. Certainement pas. Rien ne vous permet de faire de telles suppositions ! Depuis le début, il m'a semblé que les résultats de l'enquête n'étaient que trop prévisibles. Cela m'a tracassé et c'est pourquoi je me suis sentie obligée de vous mettre au courant, mais il est probable qu'à force de retourner les choses dans tous les sens, j'ai fini par prêter à Mathilda des intentions qu'elle n'avait pas. Je ne serais pas surprise que le médecin légiste ait raison et qu'elle ait simplement voulu se donner une mort à la Ophélie. »

Il lui adressa un sourire aimable.

«Et, naturellement, vous n'étiez peut-être pas la seule à qui elle donnait ce surnom.

-Tout à fait.» Elle ôta un cheveu de sur sa veste. «Puis-je vous poser une question ?

- Je vous en prie.

- Le médecin légiste est-il catégorique ?

- Quasiment. Il regrette seulement l'absence de lettre d'explication, compte tenu de la manière particulièrement spectaculaire dont elle a choisi d'en finir, et il est assez perplexe quant à la couronne de fleurs.

- À cause des piqûres que lui auraient occasionnées les orties?

- Non. Si elle était vraiment décidée à mourir ainsi quelques piqûres d'orties ne devaient pas beaucoup la déranger. » Il tapota le rebord de la table avec son crayon. «J'ai demandé au médecin légiste de procéder à une expérience. Il a été incapable de réaliser la même disposition sans une aide extérieure. » Il traça un rapide croquis sur son calepin. Si vous vous en souvenez, les asters étaient glissés verticalement sous la lame frontale, qui, soit dit en passant, est tellement rouillée qu'on ne peut pas la resserrer, tandis que les orties pendaient comme une voilette sur les cheveux et les joues. Les plantes étaient réparties alternativement, un aster en haut, une ortie en bas, avec une régularité parfaite sur toute la circonférence. Or il est impossible d'y arriver soi-même. On peut, d'une main, maintenir les tiges en place sur à peu près la moitié de la circonférence, mais, au-delà, elles tombent inéluctablement. C'est seulement lorsqu'elles occupent déjà les trois quarts de la circonférence que le jeu entre l'armature métallique et la tête se trouve suffisamment réduit pour que les tiges du dernier quart ne tombent pas, et encore, à condition que le tour de tête de Mrs Gillespie soit le même. Vous saisissez?»

Sarah eut un froncement de sourcils

«Je crois. Mais n'aurait-elle pas pu utiliser un morceau de coton ou un bout d'étoffe en guise de tampon pour supprimer le jeu le temps de disposer les tiges?

- Certainement. Sauf que, dans ce cas, il aurait porté des traces de rouille et que nous l'aurions retrouvé dans la maison. Or nous l'avons passée au peigne fin, de la cave au grenier. Sans succès. Qu'est devenu le tampon?»

Sarah ferma un instant les yeux et s'efforça de revoir en pensée la salle de bains.

« Il y avait une éponge sur le rebord de la baignoire. Peut-être s'en est-elle servie et l'a-t-elle ensuite nettoyée dans l'eau.

- Elle contenait effectivement des particules de rouille, admit-il, mais la baignoire en était pleine. L'éponge a très bien pu les absorber en se gorgeant d'eau. » Il se mordit les lèvres en une expression frustrée. «À moins que, comme vous le dites, elle ait servi de tampon. Nous n'en savons rien, mais il y a autre chose qui m'ennuie : si c'est Mrs Gillespie qui a arrangé les fleurs, elle a dû, pour le faire, s'installer à sa table de toilette. C'est le seul endroit qui portait des traces de sève.» Il eut un geste vague. «Voilà comment nous nous représentons les choses : elle a posé les fleurs sur la table, s'est assise devant le miroir, la muselière sur la tête, et a commencé à introduire les tiges dans l'armature. Mais, au milieu de l'opération, elle s'est rendu compte qu'elle avait besoin d'un tampon, et il aurait été normal qu'elle emploie pour cela des Kleenex ou du coton, car elle en avait sous la main. Pourquoi diable se serait-elle embêtée à aller prendre l'éponge dans la salle de bains?» Il resta un instant silencieux. «Par contre, si quelqu'un l'a tuée et a disposé les fleurs alors que le corps gisait dans la baignoire, l'éponge constituait un moyen évident. C'est un scénario beaucoup plus logique et qui expliquerait l'absence de piqûres d'orties sur les mains de Mrs Gillespie.

- Vous avez dit que le médecin légiste en avait trouvé sur les joues et les tempes, objecta Sarah avec l'air de s'excuser. Mais, pour qu'une telle réaction se produise, il aurait fallu que Mathilda soit encore en vie.

- Cela ne fait guère de différence, répliqua-t-il. D'après moi, son assassin n'a pas attendu qu'elle ait rendu l'âme - il n'avait sans doute pas très envie de se morfondre sur place -et il ou elle a mis les orties alors qu'elle agonisait. »

Sarah hocha la tête.

«Oui, cela paraît plausible, dit-elle, à part...» Elle n'acheva pas sa phrase.

«À part quoi, docteur Blakeney?

- Pour quelle raison aurait-on voulu la tuer?»

Il eut un haussement d'épaules.

«Sa fille et sa petite-fille avaient de solides motifs. D'après le testament, elles héritent à parts égales. Mrs Lascelles reçoit l'argent et Miss Lascelles Cedar House.

- Elles le savaient ? »

Il acquiesça.

«Mrs Lascelles, sûrement. C'est elle qui nous a indiqué où se trouvait le testament - Mrs Gillespie était une femme d'ordre : elle classait lettres et papiers dans des dossiers qu'elle rangeait dans un placard de la bibliothèque -, quant à Miss Lascelles, j'ignore si elle en avait une connaissance précise. Elle prétend que sa grand-mère avait l'intention de tout lui léguer et elle a l'air assez contrariée de ne recevoir que la maison.» Une expression quelque peu ironique se peignit sur son visage. « Cette gamine a les dents sacrément longues. Je ne connais pas beaucoup d'adolescentes qui feraient la fine bouche devant une pareille manne.»

Sarah eut un léger sourire.

«Je suppose que vous avez vérifié leurs emplois du temps lors de la fameuse soirée ? »

Il acquiesça à nouveau.

« Mrs Lascelles était à un concert à Londres avec un ami ; Miss Lascelles à une cinquantaine de kilomètres, sous le regard vigilant d'un de ses professeurs.

- Ce qui les met hors de cause.

- Peut-être, ou peut-être pas. Les alibis ne m'inspirent qu'une confiance limitée et il a bien fallu que quelqu'un pénètre dans le manoir.» Il fronça les sourcils. «Hormis Mrs Spede et Mrs Gillespie elle-même, les Lascelles étaient les seules à avoir les clés.

- Vous tenez vraiment à ce que ce soit un meurtre », protesta timidement Sarah.

Il fit comme s'il n'avait pas entendu.

«Nous avons interrogé tout le monde dans le village. Mrs Spede était au pub avec son mari. Quant à d'éventuelles relations, personne ne connaissait suffisamment Mrs Gillespie pour lui faire ouvrir sa porte un samedi de novembre à neuf heures du soir, alors qu'elle se trouvait toute seule.» Il haussa imperceptiblement les épaules. « Et, de toute façon, Mr et Mrs Orloff, ses voisins, affirment qu'ils auraient entendu le timbre de la porte d'entrée si elle avait eu de la visite. Lorsqu'elle leur a vendu une partie de la maison, elle n'a eu qu'à faire ôter la sonnette de la cuisine, qui leur appartient désormais, pour la mettre dans le couloir contigu dont elle conserve la jouissance. J'ai essayé. Si quelqu'un avait sonné ce soir-là, ils l'auraient forcément remarqué.

- Dans ce cas, répliqua Sarah, le suicide est évident.

- Ce n'est pas mon avis, docteur Blakeney. D'une part, j'ai bien l'intention de passer leurs alibis au crible. D'autre part, si le meurtrier de Mrs Gillespie était quelqu'un de sa connaissance, il a très bien pu frapper à une des fenêtres ou à la porte de derrière sans que les Orloff l'entendent.»

Il referma son calepin et le glissa dans sa poche.

«Alors vous continuez l'enquête? Je croyais que votre chef avait décidé d'y mettre un terme.

- Nous avons relevé dans la maison un certain nombre d'empreintes n'appartenant ni à Mrs Gillespie ni aux trois femmes qui possédaient les clés. Nous allons demander aux gens du village, ainsi qu'aux personnes extérieures qui, comme vous, la connaissaient de nous laisser prendre leurs empreintes afin de les comparer avec celles que nous avons. J'ai persuadé le patron de la nécessité de procéder à cette identification avant de clore le dossier.

- La mort de Mrs Gillespie semble vous tenir très à cœur.

- Le métier de policier n'est pas différent d'un autre, docteur. Plus vous grimpez d'échelons, meilleure est la retraite.» Une moue sardonique apparut soudain sur son visage affable. « Hélas, les appuis comptent souvent davantage que le talent et, jusqu'ici, mes mérites n'ont jamais été reconnus à leur juste valeur. La mort de Mrs Gillespie m'importe effectivement. J'en fais une affaire personnelle.»

Sarah ne put s'empêcher de sourire intérieurement à l'idée que la mort de Mathilda risquait de profiter à un fonctionnaire de police, à supposer, bien sûr, qu'il parvienne à établir le meurtre et à découvrir le meurtrier. Elle aurait même trouvé cela franchement cocasse, si elle n'avait pas été aussi convaincue qu'il réussirait dans les deux cas.

«Keith? C'est Sarah. Sarah Blakeney. Est-ce que, par hasard, Jack t'aurait contacté ? »

Elle se mit à jouer avec le fil du téléphone, tout en écoutant décroître le bruit de la voiture de l'inspecteur Cooper. Cette entrée manque de lumière, se dit-elle.

«Pas récemment, fit la voix chaleureuse de Keith Smolett. Pourquoi, il aurait dû?»

Il était inutile de jouer la comédie.

«Nous nous sommes disputés. Je lui ai dit que je voulais divorcer et il a déguerpi. Il a laissé un mot affirmant que je pourrais le joindre par ton intermédiaire.

- Mais enfin, Sarah ! Je ne peux pas me charger de vos intérêts à tous deux. Que Jack se trouve un autre avocat.

- Apparemment, c'est toi qu'il a choisie. Et c'est à moi de chercher quelqu'un.

- Qu'il aille se faire voir ! C'est toi, ma cliente, mon chou. La seule raison pour laquelle je me suis occupé de ce bon à rien, c'est que tu l'as épousé. »

Sarah et lui s'étaient connus durant leurs études universitaires et, pendant un temps, avant que Jack fasse son apparition, Keith avait même eu des vues sur Sarah. À présent, heureux en ménage et père de trois solides bambins, il ne songeait plus guère à elle que les rares fois où elle téléphonait.

«De toute façon, ce n'est pas le problème pour l'instant. J'ai absolument besoin de lui parler. Comme il doit te contacter, pourrais-tu me communiquer ses coordonnées dès que tu les auras? C'est très important.» Elle regarda vers l'escalier, son visage baigné d'une pâle lueur provenant de la cuisine. Oui, cela manquait vraiment de lumière.

« D'accord.

- Autre chose. Quelles sont mes obligations dans le cadre d'une enquête sur un meurtre éventuel?» Elle sentit qu'il retenait son souffle. «Ne t'inquiète pas, je ne suis pour rien dans cette histoire. Seulement, on m'a confié des renseignements dont je devrais peut-être faire état. La police ne semble pas en avoir eu connaissance. Toutefois, ils concernent un point extrêmement délicat et je ne sais que ce qu'on m'a dit. Si c'était du vent, j'aurais commis une indiscrétion qui risque d'affecter gravement l'existence de plusieurs personnes. » Elle marqua un temps d'arrêt. Pourquoi Ruth lui avait-elle parlé de cette lettre et pas à Cooper? Ou bien en avait-elle également informé celui-ci? «Tu vois ce que je veux dire?

- Pas exactement. Pour l'essentiel, tout ce que je peux te conseiller, c'est de ne rien cacher aux flics, à moins qu'il ne s'agisse de renseignements médicaux confidentiels concernant un patient. Dans ce cas, ils n'ont qu'à suivre la procédure légale. Au bout du compte, le résultat sera le même, sauf que tu n'auras rien à te reprocher.

- En l'occurrence, ces renseignements ne proviennent même pas d'un patient.

- Alors, il n'y a pas de problème.

- Mais ils risquent de briser des vies si je me montre trop bavarde, insista-t-elle. C'est une question de morale, Keith.

- Non. Il n'y a pas de morale qui tienne en dehors des églises et des tours d'ivoire. C'est une question de réalisme, dans un monde sans pitié où l'on envoie aussi les toubibs en taule pour obstruction à la justice. S'il apparaissait que tu as dissimulé des informations susceptibles d'aboutir à une inculpation pour meurtre, tu serais dans la mélasse jusqu'au cou, ma fille.

- Je ne suis pas sûre que ce soit un meurtre. Cela a l'air d'un suicide.

- Alors pourquoi prendre cette voix pointue pour me raconter tout ça ? On dirait la Callas un soir de migraine. Ce n'est qu'une impression, mais je croirais volontiers que tu es persuadée à un pour cent d'avoir affaire à un meurtre et à quatre-vingt-dix-neuf pour cent de connaître le coupable. Parles-en à la police. »

Elle resta un long moment silencieuse, au point qu'il se demanda si l'on n'avait pas coupé la communication.

«Tu te trompes pour les quatre-vingt-dix-neuf pour cent, finit-elle par déclarer. En réalité, j'ignore complètement qui a fait le coup. »

Elle lui dit au revoir d'une voix sourde et raccrocha. Le téléphone se mit à sonner alors qu'elle tenait encore le combiné, mais elle avait les nerfs en capilotade et il lui fallut un moment pour trouver le courage de répondre.

Le samedi matin, un notaire se rendit de Poole à Fontwell avec le testament de Mrs Gillespie dans sa serviette. Il avait téléphoné la veille au soir à Cedar House pour prévenir de son arrivée et donner un avant-goût de la bombe dont il était porteur : deux jours avant sa mort, Mathilda Gillespie avait, par-devant lui, rédigé un nouveau testament qui annulait les précédents. Il ne devait être ouvert qu'après ses funérailles, au moment jugé le plus convenable, en présence de sa fille et de sa petite-fille, ainsi que du docteur Sarah Blakeney, de Mill House à Long Upton. Le docteur Blakeney n'avait pas d'obligation le lendemain. Mrs et Miss Lascelles seraient-elles libres à 11 heures?

Dans le salon de Mrs Gillespie, l'atmosphère était de glace. Joanna, plantée devant les portes-fenêtres, contemplait le jardin, le dos tourné à Sarah et à sa fille. Celle-ci ne cessait de fumer, tout en jetant des regards malicieux vers la silhouette rigide de sa mère et celle, manifestement mal à l'aise, du docteur. Personne ne parlait. Pour Sarah, qui avait toujours aimé cette pièce où s'entassait un méli-mélo d'objets anciens - placards en coin de style classique, canapé et fauteuils de l'époque victorienne tapissés de chintz aux tons passés, aquarelles hollandaises du siècle dernier et la pendule Louis XVI décorée d'une lyre -, se retrouver là, d'une façon aussi inattendue qu'inopportune, avait quelque chose de déprimant.

Un bruit de pneus dans l'allée de gravier rompit soudain la tension.

«J'y vais ! » dit Ruth en se précipitant vers la porte.

Joanna se retourna.

«Comment s'appelle-t-il déjà? Dougall, Douglas?

- Duggan, corrigea Sarah.

- Vous le connaissez donc?

- Non. J'ai noté son nom quand il m'a téléphoné hier soir. » Elle sortit un morceau de papier de sa poche. « Paul Duggan, de Duggan, Smith and Drew, Hills Road, à Poole

Joanna tendit l'oreille tandis que sa fille faisait entrer quelqu'un.

«Apparemment, ma mère avait une grande confiance en vous, docteur Blakeney. Pour quelle raison, à votre avis? Après tout, vous l'avez connue durant... un an?»

Son visage n'exprimait aucune émotion - comme si elle s'efforçait, par ce moyen, d'en préserver la jeunesse -, mais dans ses yeux se lisait une profonde méfiance.

Sarah lui adressa un sourire dénué d'hostilité. Elle trouvait parfaitement déplaisante la situation dans laquelle on l'avait placée. L'un dans l'autre, elle avait plutôt de la sympathie pour Joanna et le souvenir de Mathilda la plongeait dans un embarras grandissant. Ce qu'elle avait jusqu'ici considéré comme une relation cordiale et parfois même enjouée commençait à prendre une tournure inquiétante, et elle en voulait à la vieille femme de s'être crue autorisée, sans même l'en avertir, à se servir ainsi de son médecin après sa mort. Sarah ne se sentait ni le désir ni la capacité de jouer les médiateurs dans un crêpage de chignon juridique entre Joanna et sa fille.

«Je suis aussi surprise que vous, Mrs Lascelles, et non moins contrariée, croyez-le bien, répondit-elle avec franchise. J'ai des courses à faire, une maison à nettoyer et un jardin à entretenir. Je ne suis ici que parce que Mr Duggan m'a déclaré que, si je ne pouvais pas venir, il serait forcé de reporter le rendez-vous. J'ai pensé que ce serait encore plus éprouvant pour vous et pour Ruth, aussi ai-je accepté. »

Joanna allait dire quelque chose quand la porte s'ouvrit. Ruth entra, suivie d'un homme d'âge moyen, le sourire aux lèvres, portant un magnétoscope sur lequel se balançait un porte-documents.

« Mr Duggan, annonça-t-elle d'une voix sèche, avant de retourner s'affaler dans son fauteuil. Il désire utiliser la télé. Tenez-vous bien, mamie n'a rien trouvé de mieux que de nous concocter un testament vidéo.

- Pas tout à fait, Miss Lascelles», objecta l'homme en se penchant pour poser le magnétoscope par terre, à côté de la télévision.

Il se redressa et tendit la main à Joanna, devinant qu'elle était la fille de Mathilda.

« Enchanté, Mrs Lascelles. »

Puis il s'avança vers Sarah, qui s'était levée, et lui serra également la main.

« Docteur Blakeney. »

Il leur fit signe de s'asseoir.

«Je vous en prie. Comme notre temps à tous est précieux, j'essaierai d'être le plus bref possible. Je suis ici en qualité de coexécuteur du testament manuscrit de Mrs Mathilda Béryl Gillespie. Je vous en remettrai dans quelques instants des copies, qui vous permettront de constater qu'il se substitue en fait aux dispositions prises antérieurement par Mrs Gillespie. L'autre exécuteur testamentaire est Mr John Hapgood, directeur de la Barclays Bank de Hills Road à Poole. Dans les deux cas, nous agissons, bien entendu, au nom de nos sociétés respectives, de sorte que, si nous devions abandonner nos fonctions au sein desdites sociétés, celles-ci désigneraient d'autres personnes pour nous remplacer. » Il marqua une pause. « Est-ce clair ? » Il regarda tour à tour chacune de ses interlocutrices. «Très bien. Maintenant, si vous voulez bien patienter un instant, je vais raccorder le magnétoscope à la télévision.» Tel un prestidigitateur, il tira de sa poche un câble coaxial dont il se servit pour relier les deux appareils. «À présent, il ne me reste plus qu'à trouver une prise de courant, murmura-t-il en déroulant un fil électrique de derrière le magnétoscope. Si j'ai bonne mémoire, il y en a une au-dessus de la plinthe à droite de la cheminée. Oui, voilà. Parfait. Vous vous demandez peut-être comment il se fait que je connaisse aussi bien les lieux. À quoi je vous répondrai que Mrs Gillespie m'a fait venir afin de dresser l'inventaire complet de ses biens. » Son visage s'épanouit. «Ceci afin d'éviter toute controverse intempestive entre les parties après la lecture du testament. »

Sarah eut soudain conscience d'être restée bouche bée depuis qu'il avait fait son entrée dans la pièce. Elle serra les mâchoires et le regarda tourner le bouton de la télévision, puis, à l'apparition du signal du magnétoscope, sortir de sa serviette une cassette vidéo qu'il inséra dans l'appareil, avant de reculer pour passer en quelque sorte le relais à Mathilda. Lorsque celle-ci apparut sur l'écran, on aurait pu entendre une mouche voler. Même Ruth semblait pétrifiée dans son fauteuil, au point d'en oublier temporairement la cigarette coincée entre ses doigts.

La voix bien connue, à la prononciation stridente et aux accents distingués, coula avec assurance du haut-parleur.

« Eh bien, firent les lèvres minces et un tantinet dédaigneuses de Mathilda, vous vous demandez probablement pourquoi j'ai tenu à vous réunir toutes les trois. Joanna, sans nul doute, me maudit intérieurement, Ruth a trouvé de quoi alimenter ses plaintes et Sarah, je n'en serais pas surprise, commence à regretter de m'avoir rencontrée.» La vieille femme eut un petit rire sec. «Désormais, Joanna, je suis hors de portée de tes malédictions, aussi, même s'il existe une vie après la mort, ce dont je doute fortement, elles ne risquent pas de m'affecter. Tes jérémiades, Ruth, sont devenues depuis quelque temps assommantes et, à vrai dire, je suis lasse de les entendre. Elles ne me troubleront pas non plus. » Sa voix s'adoucit légèrement. « Pour ce qui est de l'irritation qu'éprouve, d'une manière ou d'une autre, j'en suis persuadée, Sarah par rapport à ma décision unilatérale de la mêler à mes affaires de famille, j'en accepte, en revanche, l'entière responsabilité. Tout ce que je puis vous dire, Sarah, c'est que j'ai apprécié votre dévouement et votre force de caractère pendant le temps que nous avons passé ensemble, et que personne ne m'a paru plus à même de porter le fardeau que je m'apprête à placer sur vos épaules. »

Il y eut une brève pause durant laquelle Mrs Gillespie consulta une liasse de notes posée sur ses genoux. Aux yeux de Sarah, dont les sentiments à l'égard de celle-ci n'étaient pas sans revêtir à présent une certaine naïveté compte tenu de l'animosité que semblaient partager tous ceux qui l'avaient connue, l'attitude de Mathilda témoignait d'une cruauté inhabituelle. Qu'était devenu le fameux humour de sa patiente ?

« Je tiens à dissiper toute équivoque : Joanna n'est pas la fille de James Gillespie, mais celle de mon oncle, Gerald Cavendish, le frère aîné de mon père...» Elle s'interrompit pour chercher ses mots. «Notre liaison débuta environ quatre ans après qu'il nous eut invités, mon père et moi, à venir habiter avec lui à Cedar House, à la suite du décès de ma mère. Mon père ne possédait aucun bien, le domaine ayant été transmis au fils aîné, Gerald. Par ailleurs, à la disparition de ma mère, son argent était retourné dans sa propre famille, hormis un legs par fidéicommis à mon intention. Sans l'invitation de Gerald, nous nous serions retrouvés à la rue. De cela je lui étais reconnaissante. Pour le reste, je n'éprouvais à son égard que haine et mépris. J'avais treize ans quand il me viola pour la première fois. »

Sarah se sentit choquée, moins par la nature d'une telle révélation que par le ton employé. Il ne rappelait en rien la Mathilda qu'elle connaissait. Pourquoi cette brutalité, cette froideur calculatrice ?

«C'était un monstre et un ivrogne, comme mon père, et je les détestais l'un et l'autre. Entre eux deux, je n'avais pas la moindre chance d'arriver à établir une relation sereine et durable. J'ignore si mon père se doutait de ce que fabriquait Gerald, mais, quand bien même il l'aurait su, je suis certaine qu'il l'aurait laissé faire, de peur d'être chassé de Cedar House. Mon père était un fainéant incurable, qui a vécu aux crochets de sa femme jusqu'à la mort de celle-ci, puis s'est rabattu sur son frère. La seule fois où je l'ai vu s'agiter un peu, c'est, plus tard, lorsqu'il se présenta aux élections de la Chambre des communes, encore ne considérait-il cette nomination que comme un moyen d'être rapidement fait chevalier. Une fois élu, il redevint ce qu'il était en réalité : un personnage méprisable. » Elle s'arrêta à nouveau, abaissa le coin des lèvres en une expression amère. «Gerald continua d'abuser de moi durant douze ans, jusqu'au jour où, n'en pouvant plus, j'en parlai à mon père. Je serais bien en peine de dire pourquoi j'ai attendu si longtemps, sinon que je vivais dans une terreur constante. J'étais leur otage, financièrement et socialement, et comme la plupart des jeunes filles de ma génération, j'avais été élevée dans la croyance que les hommes détiennent naturellement le pouvoir dans la famille. Je remercie le ciel que les temps aient changé, car je me rends compte aujourd'hui que le pouvoir appartient seulement à ceux, hommes ou femmes, qui en sont dignes. » Elle s'interrompit quelques secondes. «Comme de bien entendu, mon père me reprocha ce qui s'était passé, me traitant de putain, et refusa d'intervenir. Il préférait de beaucoup maintenir le statu quo à mes dépens. Mais, en tant que parlementaire, il était devenu vulnérable. De guerre lasse, je menaçai d'écrire au Parti conservateur et aux journaux pour leur dire ce que je savais de la famille Cavendish. Un compromis fut trouvé. On me laissait libre d'épouser James Gillespie, qui m'avait manifesté de l'intérêt, en échange de quoi je promettais de me taire. La cause étant entendue, nous tâchâmes de reprendre une vie normale, bien que mon père, craignant sans doute une trahison de ma part, insistât pour que je me marie immédiatement avec James. Il lui décrocha un poste au ministère des Finances, et nous expédia à Londres avec armes et bagages. »

Il y eut un silence plus long que les autres, tandis qu'elle tournait une page de ses notes tout en ajustant ses lunettes.

« Par malheur, j'étais déjà enceinte et, lorsque Joanna vint au monde, cinq mois à peine après le mariage, même James, qui n'avait pourtant rien d'une lumière, comprit que le bébé ne pouvait pas être de lui. À partir de là, les choses se gâtèrent rapidement. De façon assez compréhensible, il nous en voulait à toutes les deux et piquait des colères noires chaque fois qu'il avait trop bu. Ce cauchemar dura dix-huit mois, jusqu'au jour où, grâce au ciel, James m'annonça qu'on lui offrait un travail à l'étranger et qu'il partait le lendemain sans nous Je n'ai jamais regretté son départ, ni eu envie de savoir ce qu'il était devenu. C'était un triste sire. »

Même si la vieille dame fixait l'écran d'un regard méprisant et hautain, Sarah avait la vague impression qu'il s'agissait là d'une façade. Que Mathilda Gillespie n'était pas entièrement sincère.

«Il serait fastidieux de décrire toutes les difficultés causées par ce départ. Qu'il me suffise de dire que nous étions sans un sou. Joanna en a fait la douloureuse expérience à la mort de Steven. À cette différence près que mon père refusait de m'aider - il avait été fait chevalier et assez d'eau avait coulé sous les ponts pour qu'il n'ait plus rien à craindre de moi - alors que je t'ai secourue, Joanna, même si tu ne m'en as jamais été reconnaissante. Pour finir, l'éventualité d'une expulsion devenant de plus en plus probable, je décidai d'écrire à Gerald pour lui demander de subvenir aux besoins de sa fille. C'était, je présume, la première fois qu'il entendait parler de Joanna - elle eut un sourire ironique - et ma lettre l'incita au seul acte de courage qu'il ait accompli dans sa vie : il se suicida en avalant une forte dose de barbituriques. Dommage qu'il n'ait pas eu la décence de le faire plus tôt.» L'aversion rendait sa voix cassante. «On en conclut à une mort accidentelle, mais j'ai du mal à croire que les deux choses n'étaient pas liées, surtout au regard de la lettre qu'il adressa à son notaire, désignant Joanna comme sa légataire universelle. »

À nouveau, elle tourna une page de ses notes : il n'en restait visiblement qu'une.

«J'en viens maintenant à ce qui m'a poussée à faire cet enregistrement. Joanna d'abord. TU as menacé de me dénoncer si je refusais de quitter sur-le-champ Cedar House et de te céder la propriété. J'ignore qui t'a donné l'idée de chercher la lettre de ton père - elle eut un sourire féroce -, même si je m'en doute. De toute façon, on t'a mal renseignée sur tes droits. Le testament absurde de Gerald ne pouvait rien changer au fidéicommis institué par son père, qui lui accordait sa vie durant la jouissance de la propriété, après quoi celle-ci reviendrait à son plus proche parent, à savoir mon père. En mourant, il transférait obligatoirement à son frère et aux héritiers de celui-ci la fortune des Cavendish. Et il le savait. Ne te fais pas d'illusion, son pathétique codicille résultait uniquement du désir d'un être faible d'expier ses péchés par action et par omission. Peut-être était-il assez naïf pour croire que mon père respecterait cette obligation ou simplement que le ciel se montrerait plus clément s'il manifestait ainsi son repentir. Dans tous les cas, il s'est conduit comme un idiot. Il eut toutefois la présence d'esprit de m'envoyer une copie du codicille et, en prétendant attaquer en justice le fidéicommis, je pus faire pression sur mon père. Il accepta d'assurer jusqu'à la fin de ses jours notre existence à Londres et de me léguer ensuite le domaine, comme c'était son droit. Il est mort, tu le sais, deux ans plus tard, et nous nous installâmes alors à Cedar House. »

Son regard perçant, rivé sur l'objectif, sembla fouiller celui de sa fille.

«Tu n'aurais pas dû me menacer, Joanna. Tu n'avais aucune raison de le faire alors que j'en avais d'en vouloir à ton père. Au bout du compte, l'argent que je t'ai versé représente une coquette somme et je ne me sens aucune obligation à ton égard. Si tu es déjà résolue à faire appel aux tribunaux en voyant ceci, ne gaspille pas ton pécule. Crois-moi, je t'ai donné bien plus que ce que la loi te permettait d'espérer.

«Au tour de Ruth.» Elle s'éclaircit la voix. «Ton attitude depuis que tu as atteint tes dix-sept ans m'a stupéfiée. Je ne vois rien qui puisse l'expliquer ni la justifier. Je t'ai toujours dit que la propriété t'appartiendrait à ma mort. Je songeais, bien sûr, à Cedar House, mais tu t'es persuadée, sans que j'aie rien fait pour cela, que les meubles et l'argent te reviendraient aussi. Supposition parfaitement erronée. Mon intention a toujours été de laisser à Joanna les meubles de valeur et l'argent, tandis que tu aurais la maison. Je pensais que Joanna ne voudrait pas quitter Londres et que tu aurais eu le choix entre vendre et rester, même si j'étais à peu près certaine que tu opterais pour la première solution, dans la mesure où la maison aurait perdu tous ses charmes après la liquidation des biens. Le peu qui en serait resté ne t'aurait jamais satisfaite, parce que tu es aussi cupide que ta mère. En conclusion, je ne peux que te répéter ce que j'ai dit à Joanna : j'ai beaucoup dépensé pour toi et ne me sens aucune obligation à ton égard. Peut-être faut-il en attribuer la faute à l'hérédité, mais j'ai fini par me rendre compte que vous êtes toutes les deux incapables d'une pensée honnête ou généreuse. » Ses yeux se rétrécirent derrière ses lunettes. «J'ai donc décidé de laisser tous mes biens au docteur Sarah Blakeney, habitant Mill House à Long Upton dans le Dorset, qui, j'en suis convaincue, en usera avec sagesse. Pour autant que j'aie jamais éprouvé de l'affection pour quelqu'un, j'en ai eu pour elle.» Elle laissa échapper un gloussement. «Ne m'en veuillez pas, Sarah. Si, par malheur, j'étais morte sans changer d'avis, vous n'en auriez rien su. Conservez le souvenir de notre amitié et non celui du tracas que je vous cause. Joanna et Ruth vous haïront, comme elles m'ont haïe, et vous accuseront de toutes les turpitudes, comme elles ne s'en sont pas privées avec moi. Mais ce qui est fait est fait. Prenez tout cela avec ma bénédiction et utilisez-le pour quelque chose qui en vaille la peine et serve ma mémoire. Adieu, ma chère. »

 

 

Un chagrin n'arrive jamais seul. Je crains que la conduite de Ruth ne devienne de plus en plus obsessionnelle, mais j'hésite à l'aborder. Qui sait ce qu'elle serait capable de me faire? Elle n'hésiterait pas à lever la main sur une vieille femme qui l'agace et la contrarie. Je lis dans son regard qu'elle me préférerait morte.

Comme il a été dit très justement : « Qui meurt paie ses dettes »

Si seulement je savais où elle se rend chaque jour, mais elle me ment à ce propos comme à propos du reste. Et si elle était schizophrène ? Elle en a l'âge. J'espère que le pensionnat va remédier à tout ça le trimestre prochain. Je n'aurai pas la force de supporter une autre scène ni d'être accusée d'une faute que je n'ai pas commise. Dieu sait qu'il n'y a eu qu'une victime dans toute cette histoire, la petite Mathilda Cavendish. Si seulement je pouvais me souvenir de cette délicieuse et aimable enfant, mais elle est devenue aussi irréelle que les souvenirs que j'ai de ma mère. Spectres oubliés, toutes deux, malaimées, maltraitées et négligées.

Heureusement qu'il y a Sarah, elle a réussi à me convaincre que, tel le vieil homme triste de Shakespeare, « on pèche plus envers moi que je ne pèche envers les autres... ».

 

5

Paul Duggan éteignit la télévision et déclara dans le silence :

«Cette cassette vidéo n'a, bien entendu, aucune valeur légale, aussi ai-je parlé du dernier testament manuscrit de Mrs Gillespie. »

Il ouvrit sa serviette et en tira plusieurs feuilles de papier. «Ce ne sont que des photocopies, mais l'original se trouve à mon bureau de Hills Street, où vous pourrez le consulter. » Il tendit une copie à chacune des trois femmes. «Mrs Gillespie a pensé que vous pourriez être tentée de contester ce document, Mrs Lascelles. Je vous conseillerai donc de le montrer à un notaire avant d'aller plus avant. S'agissant du docteur Blakeney - il se tourna vers Sarah -, Mr Hapgood et moi aurions besoin de discuter le plus rapidement possible des détails avec vous. Nous pouvons vous proposer trois matinées de la semaine prochaine : mardi, mercredi ou jeudi. À mon étude de préférence, encore que, si cela se révélait nécessaire, nous ferions le déplacement jusqu'à Long Upton. Toutefois, vous comprendrez qu'en qualité d'exécuteurs testamentaires, nous sommes en droit de vous compter des frais. »

II lui sourit d'un air cordial dans l'attente d'une réponse. Il semblait n'avoir aucunement conscience de l'hostilité qui s'était accumulée autour de lui.

Sarah s'efforça de rassembler ses pensées. « Est-ce que j'ai mon mot à dire ?

- Sur quoi, docteur Blakeney?

- Ce testament.

- Vous voulez savoir si vous êtes libre de refuser le legs de Mrs Gillespie?

-Oui.

- Une clause a été prévue à cet effet, que vous trouverez à la dernière page du document.»

Joanna et Ruth scrutèrent fébrilement leurs copies.

«Si, pour une raison quelconque, vous n'étiez pas en mesure de recevoir ce legs, Mrs Gillespie nous a donné pour instruction de procéder à la vente de tous ses biens et d'en verser le produit à un foyer pour handicapés mentaux. Ainsi, affirmait-elle, dans le cas où vous ne pourriez pas, ou ne voudriez pas, accepter son argent, il irait au moins à des crétins méritants. » Il la dévisagea et elle se dit qu'il n'était peut-être pas aussi indifférent qu'il en avait l'air. Il espérait manifestement que cette remarque la ferait réagir. « Mardi, mercredi ou jeudi, docteur Blakeney? J'insiste sur le fait que le plus tôt sera le mieux. Nous aurons notamment à envisager l'avenir de Mrs Lascelles et de sa fille. Mrs Gillespie pensait qu'elles résideraient à Cedar House lors de l'ouverture du testament et n'a pas jugé utile que nous demandions leur départ immédiat. C'est la raison pour laquelle, et sans vouloir offenser personne - il eut un sourire aimable à l'adresse des deux femmes -, nous avons dressé un inventaire complet de ce qui se trouvait sur les lieux. Personne, j'imagine, ne tient à se lancer dans une bataille juridique au sujet de ce que contenait la maison à la mort de Mrs Gillespie.

- C'est un peu fort ! lança Ruth d'un ton cinglant. Voilà que vous nous traitez de voleuses en plus !

- Pas du tout, Miss Lascelles. C'est la procédure habituelle, je vous assure.»

Elle fit la moue.

« Et, de toute façon, qu'est-ce que notre avenir a à voir là-dedans? C'est comme si nous avions cessé d'exister.»

D'un geste délibéré, elle laissa tomber son mégot sur le tapis persan et l'écrasa avec son talon.

«Si je ne m'abuse, Miss Lascelles, vous avez encore deux trimestres à faire au collège avant de passer votre examen de fin d'études. Jusqu'ici, votre grand-mère réglait les frais de scolarité, mais le testament ne prévoit rien à ce propos. Dans ces conditions, votre maintien à Southcliff risque de dépendre du bon vouloir du docteur Blakeney. »

Joanna leva la tête.

«Ou du mien, corrigea-t-elle froidement. Après tout, je suis sa mère. »

Il y eut un bref silence, puis Ruth éclata d'un rire aigre.

« Ne sois donc pas stupide ! Pas étonnant que grand-mère ait refusé de te laisser un sou. Comment comptes-tu payer? À présent, tu peux faire une croix sur tes rentes et tes chers bouquets de fleurs ne suffiraient même pas à régler la cantine. »

Joanna eut un vague sourire.

«Si je m'opposais à ce testament, je présume que cela ne modifierait pas, entre-temps, le cours normal des choses. » Elle interrogea du regard Paul Duggan. «Êtes-vous autorisé à verser l'argent au docteur Blakeney dans le cas où j'en revendiquerais, moi aussi, la possession?

- Non, admit-il. Mais, de la même façon, vous ne recevriez rien non plus. Vous me mettez dans une position délicate, Mrs Lascelles. J'étais le conseiller de votre mère, pas le vôtre. Tout ce que je puis vous dire, c'est qu'il existe certains délais légaux, et je vous invite à prendre sans tarder un avocat. Ce qui, effectivement, modifierait le cours normal des choses, pour reprendre votre expression.

- Autrement dit, à court terme, Ruth et moi avons perdu dans un cas comme dans l'autre.

- Pas nécessairement. »

Elle eut un froncement de sourcils.

«Je crains de ne pas bien saisir.»

Ruth jaillit de son fauteuil et traversa la pièce comme une furie.

«Tu es vraiment bouchée! Si tu es bien sage, le docteur Blakeney se sentira peut-être coupable et nous lâchera quelques subsides C'est pour cela que grand-mère lui a refilé le magot, pour ramener les Cavendish dans le droit chemin. Pas vrai?» Sa bouche se tordit. «Quelle sale blague ! Pourtant, elle m'avait prévenue. Adresse-toi au docteur Blakeney. Elle saura comment agir au mieux. C'est injuste ! » Elle tapa du pied. « Affreusement injuste !

- Est-ce exact, Mr Duggan? demanda Joanna, l'air pensif.

- Pas à strictement parler. Il est vrai que Mrs Gillespie a pensé que le docteur Blakeney, compte tenu de son caractère, reprendrait certains des engagements qu'elle avait vis-à-vis de vous, mais je m'empresse de souligner que rien ne l'y oblige. Le testament ne contient aucune indication à ce sujet. Elle est donc entièrement libre d'interpréter à son gré les vœux de votre mère et, si elle estime servir davantage la mémoire de celle-ci en vous ignorant et en faisant construire une clinique dans le village, elle en a tout à fait le droit.»

Il y eut un nouveau silence. Sarah leva la tête, après avoir longuement contemplé le tapis, pour s'apercevoir que tous avaient les yeux fixés sur elle. Ruth n'avait pas menti : c'était bien une sale blague.

«Jeudi, fit-elle en soupirant. Je me rendrai jeudi à votre étude, probablement en compagnie de mon avocat. Mais tout cela ne m'enchante guère, Mr Duggan.

- Pauvre docteur Blakeney, dit Joanna avec un sourire crispé. Vous commencez enfin à comprendre quelle abominable garce était ma mère. En séduisant Gerald, elle a mis la main sur la fortune des Cavendish et, de menaces en chantages, ne l'a pas lâchée pendant cinquante ans.» De la compassion apparut sur son visage étrangement flegmatique. « À présent, c'est vous qu'elle a choisie pour perpétuer sa dictature. Le tyran est mort.» Elle s'inclina avec ironie. « Vive le tyran ! »

Sarah attendit près de la voiture de Paul Duggan qu'il ait déposé le magnétoscope dans le coffre.

«La police a-t-elle vu cette cassette? demanda-t-elle comme il se redressait.

- Pas encore. J'ai rendez-vous dans une demi-heure avec l'inspecteur Cooper. Je lui en remettrai une copie.

- N'aurait-il pas mieux valu le faire tout de suite? Mathilda ne m'avait pas donné l'impression d'une femme au bord du suicide. Si, par malheur, j'étais morte sans changer d'avis... Jamais elle n'aurait dit cela, si elle avait prévu de se tuer le surlendemain.

- Je suis bien d'accord avec vous. »

Il tourna vers elle son visage rond et souriant. Elle se rembrunit.

«Cela n'a pas l'air de beaucoup vous inquiéter, lâcha-t-elle d'un ton acerbe. J'espère, dans votre intérêt, que l'inspecteur comprendra que vous ayez mis si longtemps à la lui apporter. Pour ma part, cela me dépasse. Voilà deux semaines que Mathilda est morte et la police a remué ciel et terre pour tenter de prouver qu'il y avait eu meurtre.

- Ce n'est pas ma faute, docteur Blakeney, répondit-il aimablement. La société de cinéma avait gardé la cassette afin d'ajouter les titres et la musique. Mrs Gillespie voulait du Verdi en fond sonore. » Il ne put retenir un gloussement. « Elle avait choisi le Dies irae, le Jour de colère. Une œuvre appropriée, vous ne trouvez pas ? » Il s'arrêta, guettant la réaction de Sarah, mais celle-ci n'était pas d'humeur à lui faire ce plaisir. « Quoi qu'il en soit, elle désirait vérifier le résultat et ils lui ont dit qu'elle pourrait visionner la cassette dans un mois. J'imagine que ce genre de chose prend du temps. Ils étaient très ennuyés quand je Leur ai annoncé qu'elle était morte. De fait, cela renforce votre argument selon lequel elle n'était pas décidée à se tuer. » Il eut un haussement d'épaules. «Comme je n'étais pas là lors de l'enregistrement, j'ignorais ce qu'il contenait. Je pensais qu'il s'agissait d'un simple message à sa famille. Je ne l'ai vu qu'hier soir et j'ai aussitôt pris rendez-vous avec les flics. » Il jeta un coup d'œil à sa montre. «Je risque d'ailleurs d'être en retard. Je vous vois jeudi. »

Sarah le regarda s'éloigner, la gorge serrée, en proie à un horrible sentiment de malaise. Elle aurait dû s'en douter, s'y préparer. Adresse-toi au docteur Blakeney. Elle saura comment agir au mieux. Et Jack ? L'avait-il su ?

Elle se sentit soudain très seule.

Sarah ratissait les feuilles quand l'inspecteur Cooper arriva dans l'après-midi. Il traversa la pelouse et s'arrêta pour l'observer.

« Rude tâche ! dit-il d'un ton charitable.

- Oui. »

Elle posa le râteau contre un arbre et enfonça ses mains dans ses poches.

«Nous ferions mieux de rentrer. Il fait plus chaud à l'intérieur.

- Ne vous inquiétez pas pour moi. Je suis aussi bien ici. J'en profiterai pour fumer une cigarette.» Il repêcha dans son manteau un paquet de Silk Cut tout froissé et porta une cigarette à ses lèvres. «Une bien mauvaise habitude, murmura-t-il avec un regard circonspect vers son interlocutrice. Un de ces jours, je m'arrêterai. »

Sarah leva un sourcil amusé.

«Pourquoi les fumeurs sont-ils toujours bourrelés de remords ?

- Le tabac révèle notre manque de volonté, répondit-il d'un ton morose. D'autres renoncent, pas nous. À vrai dire, je n'ai jamais compris pourquoi la société nous traite en parias. Je n'ai encore jamais rencontré de fumeur qui ait rossé sa femme après une séance de tabagie, ni écrasé un enfant sur un passage clouté. En revanche, je pourrais vous montrer une bonne centaine d'ivrognes qui l'ont fait. À mon avis, la nicotine n'est rien comparée au danger représenté par l'alcool.»

Elle le conduisit jusqu'à un banc au bord de l'allée.

« La morale courante finira bien par condamner aussi les buveurs. Alors, le monde entier se mettra à faire du jogging, à manger des légumes frais, à boire du jus de carotte et à s'abstenir de toute chose nuisible à la santé. »

Il éclata de rire.

« Cela ne vous plairait pas, en tant que médecin ?

- Je me retrouverais au chômage. » Elle appuya la tête contre le haut du banc. «Du reste, j'ai un problème avec la morale courante. Je ne l'aime pas. Je préfère des individus capables de penser par eux-mêmes à des hordes politiquement correctes qui se contentent d'appliquer un catéchisme social.

- Était-ce la raison de votre attachement à Mrs Gillespie ?

- Probablement.

- Parlez-moi d'elle.

- Je ne vois pas ce que je pourrais ajouter à ce que je vous ai déjà dit. C'est sans doute la personne la plus étonnante qu'il m'ait été donné de rencontrer. D'un cynisme absolu. Elle n'avait de respect pour rien ni personne. Elle détestait l'humanité en général et les habitants de Fontwell en particulier et considérait tous ses congénères, vivants ou morts, avec un souverain mépris. À l'exception de Shakespeare. Elle tenait Shakespeare pour un extraordinaire génie.

- Et cela vous plaisait ? »

Sarah se mit à rire

«Je suppose. En tout cas, son côté anarchiste. Elle disait tout haut ce que les autres pensent tout bas. C'est difficile à expliquer. J'étais toujours contente de la voir.

- Cela devait être réciproque, sinon elle ne vous aurait pas légué son argent. »

Sarah ne répondit pas immédiatement.

«Je n'avais aucune idée de ses projets, dit-elle après un moment. » Elle fit bouffer ses cheveux. « Cela m'en a fichu un coup. J'ai l'impression d'avoir été manipulée, ce que je ne supporte pas. »

Il acquiesça.

« Selon Duggan, Mrs Gillespie avait ordonné à ses deux exécuteurs testamentaires de garder le secret. » Il examina le bout rougi de sa cigarette. « Malheureusement, rien ne prouve qu'elle n'en ait pas parlé à quelqu'un d'autre.

- Dans ce cas, il est probable qu'elle vivrait encore. En admettant, bien sûr, qu'elle ait été assassinée.

- Ce qui signifie que l'assassin ignorait qu'elle avait fait de vous sa légataire universelle et pensait que l'héritage lui reviendrait. »

Elle hocha la tête.

« En quelque sorte.

- Alors, cela ne peut être que la fille ou la petite-fille.

- Tout dépend de ce qu'il y avait dans le testament précédent. Elle avait peut-être prévu d'autres legs. On a vu des gens se faire égorger pour bien moins que ce que Joanna et Ruth espéraient recevoir.

- Néanmoins, cela voudrait dire qu'on l'a tuée pour son argent. Et que ni vous, ni aucune personne dépendant de vous, ne peut être l'auteur du meurtre.

- Exact, fit-elle d'une voix atone.

- Est-ce vous qui l'avez tuée, docteur Blakeney?

- Je m'y serais certainement prise autrement, inspecteur. Avec moins de précipitation.» Elle se mit à rire. D'une manière qu'il jugea un peu forcée. «Après tout, il n'y avait pas d'urgence. Je ne suis pas criblée de dettes et j'aurais attendu, afin d'éviter qu'on fasse aussitôt le rapprochement entre sa mort et un testament modifié en ma faveur.» Elle se pencha en avant et glissa ses mains entre ses genoux. « Dans le domaine du crime parfait, les médecins bénéficient d'un net avantage. Une période de maladie, puis un décès en douceur. Rien de brutal ni de spectaculaire comme des veines tailladées et un instrument de torture sur la tête.

- Sauf à risquer le bluff suprême, répliqua-t-il d'un ton léger. En effet, qui soupçonnerait un toubib d'être assez stupide pour trucider à toute blinde une vieille dame qui vient de lui assurer trois quarts de million de livres?»

Sarah le regarda avec effroi.

«Trois quarts de million de livres? répéta-t-elle lentement. C'est ce qu'elle possédait ?

- Plus ou moins. Sans doute plus. Il ne s'agit que d'une approximation. Duggan estime la maison et son contenu à quatre cent mille livres, mais les pendules à elles seules étaient assurées pour plus d'un millier de livres, et cela sur la base d'une évaluation vieille de quinze ans. Je n'ose pas penser à ce qu'elles valent aujourd'hui. Ensuite il y a le mobilier ancien, ses bijoux et, naturellement, l'appartement de Mrs Lascelles à Londres, sans compter tout un paquet d'actions en bourse. Vous êtes une femme riche, docteur Blakeney ! »

Sarah se prit la tête dans les mains.

«Mon Dieu! Et Joanna n'est même pas propriétaire de son logement ?

- Non. Il est inclus dans les biens de Mrs Gillespie. Si celle-ci avait été un peu futée, elle aurait fait une donation à sa fille sous forme de traites, afin d'éviter les impôts à payer. En l'occurrence, le fisc va s'en mettre plein les poches. Autant que vous.» Il avait l'air de la plaindre. «Et il va vous falloir décider quoi vendre pour payer l'addition. Je crains que vous n'ayez pas la cote auprès des Lascelles.

- C'est le moins qu'on puisse dire, fit Sarah d'un ton morne. Pourquoi Mathilda a-t-elle eu cette idée insensée ?

- La plupart des gens considéreraient cela comme un cadeau du ciel.

- Vous aussi ?

- Naturellement. Je vis dans une coquille de noix, j'ai trois grands enfants qui n'arrêtent pas de me taper et j'ai hâte de prendre ma retraite pour pouvoir faire avec ma femme une croisière autour du monde.» Il parcourut le jardin des yeux. «À votre place, je réagirais de la même façon. Vous n'en êtes pas à vous serrer la ceinture et vous avez trop de scrupules pour profiter pleinement de cet argent. Le fait est qu'elle vous a collé un sacré fardeau. »

Elle prit le temps de digérer ces paroles.

« Dois-je comprendre que vous ne croyez pas que je l'ai tuée?»

Il avait l'air amusé.

«Je suppose.

- Merci du peu, fit-elle, la gorge sèche. Le contraire m'aurait ennuyée.

- Je n'en dirais pas autant des personnes à votre charge. La mort de Mrs Gillespie risque de leur profiter autant qu'à vous. »

Elle lui lança un regard surpris.

«Mais je n'ai personne à ma charge.

- Vous avez un mari, docteur Blakeney. J'ai cru comprendre qu'il vivait à vos crochets. »

Elle remua des feuilles avec la pointe de sa chaussure.

«Plus maintenant. Nous sommes séparés. Je ne sais même pas où il se trouve en ce moment. »

Il tira son calepin et le consulta.

« Alors cela doit être très récent. Selon Mrs Lascelles, il a assisté à l'enterrement il y a deux jours, puis est allé prendre le thé à Cedar House et lui a demandé vers six heures de le reconduire ici, ce qu'elle a fait.» Il s'interrompit pour l'observer. «De quand date exactement cette séparation?

- Il a quitté la maison dans la soirée. J'ai trouvé un mot le lendemain matin.

- Qui en a eu l'initiative, lui ou vous?

- Moi. Je lui ai dit que je voulais divorcer.

- Je vois. » Il la considéra d'un air songeur. « Pourquoi ce soir-là?»

Elle poussa un soupir.

« L'enterrement de Mathilda m'avait déprimée et je ne savais plus très bien où j'en étais. La rengaine habituelle. Quel est le sens de la vie ? À quoi a servi la sienne ? Et soudain, je me suis dit que la mienne ne valait guère mieux. » Elle se tourna vers lui. «Cela doit vous paraître absurde. Je suis médecin et l'on ne se lance pas dans ce métier sans un minimum de motivation. Pas plus que dans celui de policier. On y entre parce qu'on s'estime capable de changer les choses.» Elle eut un rire sans joie. «Attitude ô combien présomptueuse ! On est persuadé de savoir ce que l'on fait, ce dont, pour ma part, je doute. Les médecins s'appliquent à soigner les gens parce que c'est leur devoir, que la loi les y oblige, et ne cessent de parler de qualité de la vie. Mais qu'est-ce que la qualité de la vie? À coups de médicaments, j'ai réussi à endiguer les douleurs de Mathilda, ce qui n'enlève rien au fait qu'elle menait une existence lamentable, non seulement à cause de la souffrance physique, mais aussi parce qu'elle se sentait seule, amère, terriblement frustrée et malheureuse.» Elle haussa imperceptiblement les épaules. «Après l'enterrement, je n'ai pas pu m'empêcher de songer au couple que nous formions, mon mari et moi, et je me suis rendu compte qu'on pouvait nous appliquer les mêmes épithètes. Que nous étions tous les deux seuls, amers, frustrés et malheureux... Je lui ai donc proposé de divorcer, et il a filé. C'est aussi simple que cela.»

Il en était navré pour elle. Rien n'était jamais aussi simple et il avait le sentiment qu'elle avait tenté un coup de poker et qu'elle avait perdu.

«Connaissait-il déjà Mrs Lascelles avant l'enterrement?

- Pas que je sache. Je ne l'avais moi-même jamais vue. J'imagine mal comment cela aurait été possible.

- Mais il connaissait Mrs Gillespie?»

Elle contempla le jardin, histoire de gagner du temps.

«En tout cas, pas par mon intermédiaire. Je ne l'ai jamais entendu dire qu'il l'avait rencontrée. »

L'inspecteur sentit soudain croître son intérêt pour le mari absent.

«Pourquoi est-il allé à l'enterrement?

- Parce que je le lui ai demandé.» Elle se redressa. «Je déteste ce genre de cérémonie, mais je me crois toujours obligée de m'y rendre. Cela me paraît tellement grossier, quand un patient meurt, de faire comme s'il n'avait jamais existé. Pour cela, Jack est d'un grand secours. » Contre toute attente, elle se mit à rire. «Cela lui donne l'occasion de mettre son pardessus noir. Il adore se donner l'air satanique. »

Satanique. L'inspecteur médita un instant sur ce terme. Duncan Orloff avait prétendu que Mathilda avait de la sympathie pour Blakeney. Mrs Lascelles en avait parlé comme d'«un type curieux, qui ne dit pas trois mots et exige ensuite qu'on le ramène chez lui». Ruth l'avait trouvé «intimidant». Le pasteur, quant à lui, ne s'était pas montré avare de confidences quand Cooper l'avait questionné sur les membres du cortège. «Jack Blakeney? Un artiste, sans grand succès, le pauvre. S'il n'avait pas Sarah, il crèverait de faim. À vrai dire, j'aime bien ce qu'il peint. Je lui aurais déjà acheté une toile s'il avait accepté de baisser ses prix, mais il est conscient de sa valeur, à l'entendre du moins, et refuse de se brader. S'il connaissait Mathilda? Oui, certainement. Je l'ai vu un jour quitter la maison avec son bloc à dessin sous le bras. Pour son genre de travail, on ne pouvait pas rêver mieux comme modèle. À tous points de vue. »

Il décida de prendre le taureau par les cornes.

« Le révérend Matthews m'a raconté que votre mari avait fait un portrait de Mrs Gillespie. Il était donc forcément en bons termes avec elle. »

Il alluma une nouvelle cigarette et la dévisagea à travers la fumée.

Elle resta silencieuse, les yeux fixés sur une vache paissant dans un pré au loin.

«J'ai bien envie de vous dire que je ne répondrai plus à aucune question en dehors de la présence de mon avocat, murmura-t-elle au bout d'un moment, mais cela ne servirait, je suppose, qu'à renforcer vos soupçons.»

Comme il se taisait, elle se tourna vers lui. Sur la physionomie affable, toute compassion avait disparu, seule subsistait la patiente certitude qu'elle finirait par répondre affirmativement, avec ou sans avocat. Elle poussa un soupir.

« Il me serait facile de nier l'existence de ce portrait. Ils sont rangés dans l'atelier et il n'y a pas une chance sur un million que vous reconnaissiez celui de Mathilda. Jack ne peint pas les visages. Uniquement les personnalités. Il faut avoir compris son emploi des couleurs, la façon dont il se sert des formes, de l'intensité et de la perspective, pour pouvoir interpréter ses tableaux.

- Mais vous ne nierez pas son existence, risqua-t-il.

- Uniquement parce que Jack ne le voudrait pas et que je n'ai aucun goût pour le parjure. » Elle lui sourit et une lueur d'enthousiasme brilla dans ses yeux. «Du reste, c'est du beau travail. Probablement ce qu'il a réalisé de mieux. Je l'ai découvert hier, juste avant que vous arriviez. » Elle fit la grimace. «Je savais qu'il se trouvait là à cause de ce que m'avait dit Ruth. À l'en croire, Jack leur avait parlé du surnom que me donnait Mathilda.» Elle poussa un nouveau soupir. «Et il ne pouvait le tenir que de Mathilda elle-même, car je ne l'ai jamais mis au courant.

- Pourrais-je voir ce portrait ? »

Elle ignora la question.

«Jack ne l'aurait pas tuée, inspecteur, du moins pas pour de l'argent. Il a un profond mépris pour les choses matérielles. L'argent ne lui sert qu'à fixer la valeur de son talent. Ce pourquoi il ne vend jamais rien. Sa cote personnelle dépasse toutes les autres. » L'incrédulité de son interlocuteur la fit sourire. «En réalité, c'est à la fois comique et exaspérant de prétention. Le raisonnement se résume à peu près à ceci : le vulgus pecus étant complètement ignare ne vous achètera jamais rien, quel que soit le prix. Alors que l'esthète capable d'apprécier le véritable talent vous paiera un pont d'or. Conclusion, si vous êtes un génie, fixez-vous un tarif élevé et attendez qu'on vous découvre.

- Passez-moi l'expression, docteur Blakeney, mais c'est de la pure foutaise.» Il paraissait hors de lui. «Ce type doit avoir un ego comme une montagne. Quelqu'un a déjà dit qu'il était un génie ?

- Personne n'a jamais dit que Van Gogh en était un jusqu'à ce qu'il meure.» Pourquoi, se demanda-t-elle, la vision arrêtée qu'avait Jack de lui-même inquiétait-elle les gens? Était-ce parce que, dans un monde incertain, ses propres certitudes leur semblaient une menace ? « En réalité, continua-t-elle d'une ton calme, peu importe que Jack soit un artiste bon, mauvais ou insipide. Je serais parfois tentée de le ranger dans la première catégorie, mais ce n'est qu'une opinion personnelle. L'important est qu'il n'aurait jamais tué Mathilda pour de l'argent, quand bien même il aurait su qu'elle avait rédigé un testament en ma faveur, ce dont je doute. Pourquoi le lui aurait-elle dit, alors qu'elle ne m'en a jamais touché un mot?

- Sauf qu'il pensait que vous vous apprêtiez à divorcer et à le laisser sur le carreau.

- Certainement pas. D'ailleurs, cela me mettait en position de garder la totalité de l'argent, n'est-ce pas? Quel espoir avait-il d'empocher un sou si nous étions divorcés ? » J'accepterai un partage à cinquante, cinquante... Elle écarta aussitôt cette pensée. «Et, dans tous les cas, il ignorait que je demanderais le divorce. Comment s'en serait-il douté ? Je ne le savais pas moi-même. »

Cooper prit cette déclaration avec des pincettes.

«Ce ne sont pas des choses qui arrivent du jour au lendemain. Il a bien dû se rendre compte que votre mariage battait de l'aile.

- Vous sous-estimez l'égocentrisme de Jack, répondit-elle avec une ironie mêlée d'amertume. Il est bien trop infatué de sa personne pour s'intéresser aux malheurs des autres, à moins de faire leurs portraits. Croyez-moi, ma décision a été soudaine. De son point de vue du moins. »

D'un air songeur, il tira une bouffée de sa cigarette.

«Vous pensez qu'il va revenir?

- Oh oui ! Ne serait-ce que pour récupérer ses toiles.

- Parfait. Il se pourrait que certaines des empreintes que nous possédons soient les siennes. De toute façon, cela me permettrait d'avancer. Même chose en ce qui vous concerne, naturellement. Il y aura une équipe à Fontwell, mercredi matin, pour s'en occuper. Cela ne vous ennuie pas de donner les vôtres, je suppose ? Elles seront détruites ensuite. » Il prit son silence pour un assentiment. «Vous dites que vous ne savez pas où se trouve votre mari. Avez-vous idée de qui pourrait être en contact avec lui ?

- Mon avocat. Il a promis de me prévenir dès qu'il aurait de ses nouvelles »

L'inspecteur laissa tomber son mégot dans l'herbe mouillée, se leva et tira sur son imperméable.

« Pas d'amis chez qui il serait allé ?

- J'ai appelé tous ceux que je connaissais. Personne ne l'a vu.

- Dans ce cas, auriez-vous l'amabilité de m'écrire le nom et le numéro de téléphone de votre avocat pendant que je jette un coup d'œil à ce tableau ? Après ce que vous m'en avez dit, j'ai hâte de subir l'épreuve.»

Sarah fut quelque peu impressionnée par la minutie de son examen. Il resta un long moment silencieux, puis voulut savoir si Jack avait aussi fait un portrait d'elle. Elle alla le chercher dans la salle de séjour et le plaça à côté de celui de Mathilda. Il se replongea dans sa contemplation.

«Ma foi, finit-il par dire, vous aviez raison. Je n'aurais jamais deviné qu'il s'agissait de Mrs Gillespie, ni de vous non plus d'ailleurs. Je comprends que personne ne trouve ça génial, sauf lui.»

Sarah fut surprise de se sentir déçue. À quoi pouvait-elle s'attendre ? Il n'était qu'un flic de campagne, pas un esthète. Elle esquissa un sourire poli, comme chaque fois qu'elle devait supporter des commentaires désagréables sur la peinture de Jack, et se demanda pourquoi il n'y avait apparemment qu'elle pour apprécier son talent. Ce n'était pourtant pas l'amour qui l'aveuglait, bien au contraire, et, malgré cela, elle ne pouvait pas s'empêcher de considérer ce portrait de Mathilda comme quelque chose de remarquable, d'exceptionnel. Il avait travaillé couche par couche pour obtenir au centre du tableau cet or intense, presque translucide - l'intelligence de Mathilda brillant à travers le mélange complexe des bleus et des gris de la cruauté et du cynisme. Avec, tout autour, la gamme inépuisable des bruns de l'inhibition et du désespoir, et le roux du métal, symbole, dans les représentations de Jack, de l'énergie et de la volonté, mais revêtant ici la forme de la muselière.

Elle eut un haussement d'épaules. Après tout, peut-être valait-il mieux qu'il n'ait rien vu.

«Je vous avais prévenu. Jack peint les caractères, pas les visages.

- Quand a-t-il peint le vôtre?

- Il y a six ans.

- Et votre caractère a-t-il changé depuis ?

- J'en doute. Les caractères changent très peu, inspecteur, aussi Jack en a-t-il fait son thème de prédilection. Nous sommes comme nous sommes. Et nous le restons. Généreux ou égoïstes. On a beau arrondir les angles, cela n'ôte rien à l'essentiel. Une fois fixée sur la toile, la personnalité sera toujours reconnaissable. »

Il se frotta les mains comme s'il était sur le point de relever un défi.

«Eh bien, voyons si j'ai compris quelque chose à son système. Votre portrait comporte beaucoup de vert et votre principale caractéristique est la réceptivité, je dirais même plus, corrigea-t-il aussitôt, la compréhension - vous sentez ce que sentent les autres, vous ne les jugez pas. Donc compréhension, probité - vous êtes une femme honnête sinon vous ne seriez pas embarrassée par cet héritage -, franchise - la plupart des gens auraient menti au sujet de ce tableau -, gentillesse. » Il se tourna vers elle. «Est-ce que la gentillesse compte comme un trait de caractère ou est-ce trop mollasson ? »

Elle éclata de rire.

«Beaucoup trop mollasson et vous ignorez les aspects désagréables. Jack considère toujours les deux côtés à la fois.

- Très bien.» Il regarda le portrait. «Vous avez des opinions très arrêtées et vous détestez le conformisme, sans quoi vous ne vous seriez pas prise de sympathie pour

Mrs Gillespie. Vous êtes également naïve ou votre point de vue ne différerait pas à ce point de l'opinion générale. Vous avez un tempérament impétueux, ce qui vous fait regretter le départ de votre mari, et probablement un certain goût pour les causes désespérées, ce qui explique que vous soyez devenue médecin et, sans doute aussi, que vous vous soyez attachée à l'espèce de vieille rosse qui figure sur ce singulier tableau à côté de vous. Alors, qu'en pensez-vous, pour un plouc?»

Elle pouffa de rire.

«Jack serait ravi. Enfin un connaisseur! Ce n'est pas mal, non?

- Combien prend-il?

- Jusqu'à présent, il n'en a vendu qu'un. Un portrait d'une de ses maîtresses. Il en a obtenu dix mille livres. Le marchand de Bond Street qui l'a acheté prétendait que Jack était l'artiste le plus étonnant qu'il ait rencontré. Nous avons cru que c'était arrivé, mais, trois mois plus tard, le pauvre a cassé sa pipe et personne depuis n'a manifesté le moindre intérêt.

- Pas tout à fait. Le révérend Matthews m'a dit qu'il lui aurait volontiers acheté un tableau s'ils avaient été moins chers. Je comprends ça. Est-ce qu'il a déjà peint des couples? J'irai jusqu'à deux mille livres pour moi et ma tendre moitié.» Il examina Mathilda de plus près. «J'imagine que la couleur or désigne son seul bon côté, l'humour. Mon épouse a le boyau de la rigolade. Elle serait dorée des pieds à la tête. J'aimerais bien voir ça. »

Un bruit se fit entendre derrière eux.

«Et vous, de quelle couleur seriez-vous?» demanda la voix amusée de Jack.

Le cœur de Sarah bondit dans sa poitrine, mais l'inspecteur se contenta d'observer pensivement le nouveau venu pendant quelques instants.

«Si je ne me suis pas trompé dans mon interprétation de ces portraits, un mélange de bleu et de mauve, pour le penchant cynico-réaliste, commun à votre femme et à Mrs Gillespie, quelques touches de vert, représentant, je présume, la sincérité et la délicatesse du docteur Blakeney, dans la mesure où il n'y en a pas trace chez Mrs Gillespie - il eut un sourire - et beaucoup de noir.

- Pourquoi du noir?

- Parce que je suis en plein dedans, répondit-il avec une lourde ironie en tirant sa carte de sa poche intérieure. Inspecteur Cooper, de la police de Learmouth. J'enquête sur la mort de Mrs Mathilda Gillespie, de Cedar House, à Fontwell. Peut-être accepteriez-vous de me dire pourquoi elle a posé pour vous avec cette muselière sur la tête? Vu la manière dont elle est morte, cela m'intéresse de le savoir. »

 

 

L'arthrose est une brute. Elle rend si vulnérable. Si j'étais moins cynique, je dirais que Sarah a des dons de guérisseuse, mais, franchement, j'aurais plutôt tendance à croire qu'après ce sot de Hendry, n'importe qui aurait pu faire mieux. L'homme était feignant comme une couleuvre et n'a jamais fait l'effort de se tenir au courant. D'après Sarah, il y a eu de très nets progrès auxquels, de toute évidence, il ne connaissait rien. L'idée de le poursuivre en justice me tente bien, sinon pour moi, au moins pour Joanna. C'est manifestement lui qui l'a mise sur le chemin de la dépendance.

Aujourd'hui, Sarah m'a demandé comment j'allais et j'ai cité ce vers du Roi Lear en guise de réponse : « Je grandis, je prospère; et maintenant, ô dieux, protégez les bâtards...» Bien évidemment elle a cru que je parlais de moi et, en riant avec son bon naturel, elle a fait remarquer : « Garce, peut-être, Mathilda, mais bâtarde, jamais Je n'en connais qu'un, c'est Jack. » Je lui ai demandé ce qu'il avait fait pour mériter un tel qualificatif. « Il considère que mon amour lui est acquis, m'a-t-elle répondu, et il offre le sien à quiconque est assez bête pour le flatter. »

Que les relations entre les êtres humains sont mal faites Rien dans ce portrait ne ressemble à l'homme que je connais Il est aussi jaloux de son amour que de son art. En vérité, je suis sûre que Sarah se perçoit et perçoit Jack «à travers une vitre obscurément». Elle est persuadée qu'il vagabonde, mais seulement, me semble-t-il, parce que cela lui permet de le juger en fonction de son succès auprès des femmes. Ses passions lui font peur parce qu'elles lui échappent, et elle devine moins qu'elle ne le pense quels en sont les objets.

J'aime cet homme. Il m'invite à «narguer la damnation» et, en vérité, qu'est-ce que la vie sinon une révolte contre la mort...

 

6

Immobile dans sa cuisine, Violette Orloff écoutait la dispute qui venait d'éclater dans l'entrée de Cedar House. Comme beaucoup d'espions domestiques, elle se sentait légèrement coupable, prise entre le désir de rester et celui de partir. Mais, contrairement à la plupart d'entre eux, elle savait ne pas courir le risque d'être découverte et la curiosité finit par l'emporter. Elle prit un verre dans le lave-vaisselle, l'appuya au mur et pressa son oreille contre la base. Les voix lui parvinrent aussitôt avec une bien plus grande netteté. Par bonheur, elle n'avait aucun moyen de se voir. Il y avait quelque chose de si indécent et d'hypocrite dans la façon dont elle se penchait pour ne pas perdre une miette de la discussion et son visage reflétait les mêmes émotions que celui du voyeur qui lorgne par sa fenêtre une femme en train de se déshabiller. Attente, fébrilité, concupiscence.

«... tu t'imagines peut-être que je ne sais pas ce que tu fabriques à Londres? Tu n'es qu'une sale traînée, et mamie le savait elle aussi ! C'est ta faute, tout ça, et maintenant tu ne penses qu'à lui mettre le grappin dessus, pour te débarrasser de moi, je suppose !

- Je t'interdis de me parler sur ce ton ! J'ai bien envie de te laisser te débrouiller toute seule. Après tout, qu'est-ce cela peut me faire que tu ailles ou non à l'université?

- C'est bien toi ! La jalousie, encore la jalousie, toujours la jalousie ! Tu ne peux pas supporter que je fasse quelque chose que tu n'as pas fait !

- Je te préviens, Ruth, que je ne veux plus t'entendre.

-Pourquoi? Parce que c'est la vérité et que ça te dérange?» Elle avait des sanglots dans la voix. «Tu ne pourrais pas te comporter comme une mère de temps en temps? Mamie était plus maternelle que toi ! En fait, tu m'as toujours détestée ! Est-ce que j'ai demandé à venir au monde?

- Arrête ces gamineries.

- Tu me détestes parce que mon père m'aimait !

- Ne sois pas stupide.

- C'est vrai. Mamie me l'a dit. Elle m'a raconté que Steven se faisait du souci pour moi, qu'il m'appelait son petit ange et que cela te mettait en rage. D'après elle, si Steven et toi aviez divorcé, il ne serait pas mort.

- Et tu l'as crue, naturellement, parce que c'est ce que tu désirais entendre, répliqua Joanna d'un ton glacial. Tu es exactement comme ta grand-mère. Je pensais que ce serait fini après sa mort, mais je me suis complètement trompée. Tu as hérité de tout le venin qu'elle avait dans le corps.

- C'est ça ! Défile-toi une fois de plus. Quand consentiras-tu enfin à regarder les problèmes en face au lieu de faire comme s'ils n'existaient pas. Mamie disait toujours que tu n'avais pas ton pareil pour te fourrer la tête dans le sable chaque fois que quelque chose n'allait pas. Mais nom d'un chien - elle avait presque crié -, tu as entendu ce qu'a déclaré l'inspecteur ! » Elle dut capter l'attention de sa mère, car elle se mit aussitôt à parler plus bas. « Les flics croient que mamie a été assassinée. Qu'est-ce que je suis censée leur répondre ?

- La vérité. »

Ruth éclata d'un rire féroce.

« Merveilleux ! Tu veux peut-être que je leur dise comment tu dépenses ton argent, hein ? Et aussi que mamie et le docteur Hendry ont failli te faire interner parce qu'ils pensaient que tu étais givrée. Sans compter que, pour être tout à fait sincère, je pourrais leur balancer que tu as essayé de me tuer. Ou bien préfères-tu que je la boucle, dans la mesure où, si j'en disais trop, cela réduirait nos chances de récupérer le pognon ? D'après la loi, il t'est impossible de profiter du meurtre de ta mère, tu sais. »

S'ensuivit un long silence, au point que Violette Orloff finit par se demander si elles n'avaient pas changé de pièce.

«Comme tu voudras, Ruth. En ce qui me concerne, je n'aurai aucun scrupule à leur dire que tu étais ici le jour où elle est morte. Tu n'aurais pas dû lui voler ses boucles d'oreille, espèce d'idiote ! Tout comme, pour rester sur ce chapitre, pas mal d'autres choses qui te brûlaient les doigts. Tu la connaissais aussi bien que moi. Croyais-tu vraiment qu'elle ne s'en apercevrait pas ? » La voix de Joanna se fit sarcastique. «Elle avait dressé une liste, qu'elle avait rangée dans le tiroir de sa table de nuit. Si je ne l'avais pas détruite, tu serais déjà sous les verrous. Tu n'as pas caché que tu étais sens dessus dessous à cause de ce testament ridicule. La police aura vite fait de conclure que, si tu étais assez désespérée pour voler ta grand-mère, tu l'étais peut-être aussi pour la tuer. Je propose donc que nous la bouclions toutes les deux, n'est-ce pas?»

Une porte claqua avec tant de force que Violette Orloff sentit vibrer les murs de sa cuisine.

Perché sur son tabouret, Jack passa une main sur ses joues non rasées, tout en observant le policier à travers ses paupières mi-closes. Satanique, songea l'inspecteur Cooper, le terme lui va bien. Mine sombre, regard d'aigle, visage en lame de couteau, mais trop de rides au coin des yeux pour faire un Dracula. Si ce type est un démon, cela doit être dans le genre espiègle. Il n'était pas sans lui rappeler un Irlandais, récidiviste impénitent, qu'il avait arrêté un nombre invraisemblable de fois depuis vingt ans. L'Irlandais avait lui aussi au fond des yeux cette lueur de défi, de «prenez-moi comme je suis», qui se remarque d'emblée chez certains individus. Il se demanda avec une soudaine curiosité si Mathilda Gillespie avait cette même expression dans le regard. En tout cas, il ne s'en était pas aperçu en visionnant la cassette, mais l'objectif ment toujours. Sinon, personne n'accepterait de se faire photographier.

«Très bien, je suis d'accord», déclara brusquement Jack.

L'inspecteur eut un froncement de sourcils.

«D'accord pour quoi, Mr Blakeney?

- Pour faire le portrait de votre femme et de vous, à deux mille livres. Mais, si vous racontez à qui que ce soit ce que vous avez payé, je vous étrangle. » Il s'étira, fit jouer les muscles de ses épaules. « Deux mille livres venant de vous valent bien dix mille livres de gens comme Mathilda. Après tout, un léger rabais ne constitue peut-être pas une si mauvaise idée. La modestie des ressources du modèle donnerait ainsi la mesure de ma valeur réelle. » Il esquissa un sourire ironique. «D'ailleurs, ai-je le droit de priver du spectacle de la beauté de misérables serviteurs de l'Église et de la force publique? N'est-ce pas, Sarah?»

Elle secoua la tête.

«Pourquoi faut-il que tu te montres toujours déplaisant?

- Cet homme apprécie mon travail et je lui consens une réduction pour faire le portrait de sa femme et de lui-même en bleu, mauve, vert et or. Qu'est-ce que cela a de déplaisant? C'est plutôt gentil de ma part, non?» Il lança un regard amusé à Cooper. «Soit dit en passant, le mauve représente la libido. Plus vous avez de mauve et plus vous êtes libidineux. Mais n'oubliez pas qu'il s'agit de la façon dont je vous vois, pas de celle dont vous vous voyez. Votre femme risque de perdre une bonne partie de ses illusions si je vous peins en mauve foncé et elle en lilas clair. »

L'inspecteur éclata de rire.

« Ou vice versa. »

Les yeux de Jack se mirent à briller.

«Tout à fait. Mon but n'est pas de flatter. Si vous avez compris ça, alors il y a des chances que nous puissions nous entendre.

- Je suppose que vous n'acceptez pas les délais de paiement. Vous faites sans doute payer d'avance ? »

Jack sourit, découvrant ses dents.

« Naturellement. À ce prix-là, qu'est-ce que vous espériez ?

- Et quelle garantie ai-je que le portrait sera fini un jour?

- Ma parole. D'honneur !

- Mr Blakeney, je suis policier. Je ne crois jamais rien sans preuve.» Il se tourna vers Sarah. «Vous êtes une femme digne de confiance, docteur. Votre mari est-il un homme d'honneur?»

Elle regarda Jack.

« C'est une question pour le moins incongrue.

- Je ne vois pas ce que ça a d'incongru, répliqua Jack. Nous parlons de deux mille livres. L'inspecteur a bien le droit de prendre des assurances. Réponds-lui. »

Sarah haussa les épaules.

«Très bien. Si vous voulez savoir s'il filera avec l'argent. Alors non, vous n'avez rien à craindre. Il fera le portrait et il le fera bien.

- Mais? s'empressa d'ajouter Jack.

- Tu n'es pas un homme d'honneur. Tu es bien trop capricieux et inconséquent. Tu ne respectes que tes propres idées. En outre, tu es égoïste et sans moralité. En fait - elle lui adressa un sourire contraint -, tu te moques éperdument de tout ce qui n'est pas ta peinture. »

Jack pointa un doigt vers le policier.

« Eh bien, confirmez-vous la commande, inspecteur, ou n'était-ce qu'un truc pour réveiller les griefs de ma femme et l'inciter à vous dire ce qu'elle pense de moi?»

Cooper saisit une chaise et l'offrit à Sarah. Elle la refusa d'un signe de tête et il s'assit avec un petit soupir de soulagement. Il avait passé l'âge de rester debout quand il y avait un siège de libre.

«Je serai franc avec vous, Mr Blakeney. Je ne peux rien vous commander pour l'instant.

- Je le savais, rétorqua Jack d'un ton de mépris. Vous êtes comme cet hypocrite de Matthews. » Il se mit à parodier le pasteur. « "J'adore vos tableaux, Jack, ce n'est pas la question, mais je n'ai pas d'argent, je suis un pauvre homme, vous savez."» Il frappa sa paume de son poing. «J'ai proposé de lui vendre une de mes premières toiles pour deux mille livres, mais cet enfoiré a essayé de m'en rabattre trois cents. De quoi vous dégoûter ! grommela-t-il. Avec ces sermons à la noix, il ramasse bien plus que ça.» Il regarda le policier d'un air mauvais. « Pourquoi voulez-vous tous avoir les choses pour rien? Jamais vous n'accepteriez qu'on touche à votre salaire - il lança un coup d'œil à Sarah -, ma femme non plus d'ailleurs. Vous êtes gentiment payés par l'État et, pendant ce temps, je suis forcé de travailler comme un nègre. »

Cooper faillit lui répondre qu'il avait choisi cette voie et que personne ne l'avait forcé, mais il se retint. Il avait déjà suffisamment de discussions à ce sujet avec ses propres enfants sans recommencer avec un inconnu. Du reste, son interlocuteur l'avait mal compris. Peut-être volontairement.

« Il m'est impossible de vous commander quoi que ce soit à l'heure actuelle, Mr Blakeney, dit-il avec une légère emphase, parce qu'il semble que vous ayez entretenu des relations étroites avec une femme qui pourrait bien avoir été assassinée. Si je vous donnais de l'argent, pour une raison ou pour une autre, cela ne manquerait pas de vous desservir auprès d'un tribunal, à supposer que vous ayez la malchance d'en arriver là. Une fois l'enquête terminée, il en ira tout autrement. »

Jack le considéra avec un soudain attendrissement. «Si c'est moi qui vous donnais ces deux mille livres, à la rigueur je comprendrais, mais il s'agit du contraire. C'est votre situation que vous défendez, pas la mienne. » Cooper rit à nouveau.

«Vous n'allez pas me le reprocher. Je rêve sans doute, mais je n'ai pas encore renoncé à obtenir de l'avancement et distribuer des pots-de-vin à des assassins présumés ne m'aiderait pas auprès de mon chef. J'attendrais pour cela d'avoir pris du galon. »

Jack l'observa attentivement pendant quelques secondes, puis croisa les bras sur son pull fatigué. Ce flic rondouillard, d'un genre assez insolite avec sa mine enjouée, avait quelque chose de réconfortant.

«Quelle était votre question déjà? Pourquoi Mathilda a-t-elle posé pour moi avec la muselière sur la tête?» Il jeta un coup d'œil au portrait. «Parce qu'aucun objet, affirmait-elle, n'incarnait mieux l'essence de sa personnalité. Et elle avait raison. » Il plissa les yeux dans un effort pour se souvenir. «Je suppose qu'une façon de la décrire serait de dire qu'elle était inhibée, mais l'inhibition fonctionnait dans les deux sens.» Il eut un léger sourire. «Comme toujours, peut-être. Enfant, elle avait été victime de mauvais traitements et, par la suite, elle était devenue incapable du moindre sentiment, du moindre élan de tendresse, ce qui l'avait conduite à se faire bourreau elle-même. Et le symbole, à la fois actif et passif, de sa nature profonde était cette muselière. Tout comme on la lui avait imposée, elle l'imposa à sa fille.» Il lança un regard en biais à Sarah. «De manière ironique, c'était aussi, je pense, le symbole de son affection, ou plutôt des armistices qui en tenaient lieu dans son existence. Elle appelait Sarah sa muselière et cela représentait de sa part un éloge. Elle affirmait que Sarah était la seule personne à n'avoir jamais eu de préjugés à son égard et à l'avoir acceptée telle qu'elle était.» Il se fendit d'un sourire aimable. «J'ai eu beau dire que cela n'avait rien de flatteur - Sarah a bien des défauts, dont le pire, à mon avis, est de s'imaginer que les gens ressemblent à l'image qu'ils donnent d'eux -, jamais Mathilda n'aurait eu une parole désagréable à son encontre. C'est tout ce que je sais», acheva-t-il avec candeur.

Cooper se dit que Jack Blakeney était bien l'homme le moins candide qu'il eût rencontré, ce qui ne l'empêcha pas de poursuivre son manège avec aussi peu de candeur que son adversaire.

«Je vous remercie de tous ces renseignements, Mr Blakeney. Dans la mesure où je n'ai pas connu Mrs Gillespie, il est important que je puisse me faire une idée de son caractère. À votre avis, était-elle du genre à commettre un suicide?

- Sans aucun doute. Et avec un couteau aussi bien. Elle avait autant le souci de réussir ses sorties que de soigner ses entrées. Peut-être même davantage. Si elle nous voit en ce moment déblatérer tous les trois à son sujet, elle doit jubiler. Pensez donc, elle faisait déjà jaser de son vivant à cause de ses rosseries, c'est encore pire maintenant qu'elle est morte. Un tel suspense, pour rien au monde elle n'aurait voulu rater ça. »

Cooper eut un froncement de sourcils en direction de Sarah.

«C'est également votre avis, docteur Blakeney?

- Je sais, cela semble d'une logique absurde. Pourtant, elle était comme ça.» Elle réfléchit quelques secondes. «À part qu'elle ne croyait pas qu'il y eût une vie après la mort, sinon par asticots interposés, le résultat étant que nous sommes tous des cannibales. » Elle sourit devant la mine dégoûtée de son interlocuteur. « Un être meurt, il est mangé par les vers, qui sont mangés par les oiseaux, qui sont à leur tour mangés par les chats, dont les excréments engraissent les légumes, qui sont mangés par les hommes. Ou tout autre variante qui vous plaira.» Elle sourit à nouveau. «Je suis navrée, mais c'était la vision que Mathilda avait de la mort. Pourquoi aurait-elle gaspillé son ultime grande sortie ? Franchement, je pense qu'elle aurait plutôt essayé de la prolonger le plus possible, de préférence en faisant enrager un maximum de gens autour d'elle. Prenez cette cassette vidéo, par exemple. A quoi bon y ajouter des titres et de la musique, si c'était uniquement pour qu'on la montre après sa mort ? En réalité, elle avait l'intention de se la passer et si d'aventure Joanna ou Ruth l'avait surprise à ce moment-là, cela n'en aurait été que mieux. Elle s'en serait servie pour les mener à la baguette. N'ai-je pas raison, Jack ?

- Probablement. Comme d'habitude, ajouta-t-il sans ironie. De quelle cassette s'agit-il ? »

Elle avait oublié qu'il n'était pas au courant.

«Du message posthume adressé par Mathilda à sa famille, répondit-elle avec un hochement de tête. Soit dit en passant, -cela t'aurait énormément plu. Elle avait tout de Cruella dans les 101 Dalmatiens. Des ailes noires de chaque côté d'un trait blanc, des yeux perçants et un bec crochu. De quoi t'inspirer.» Elle plissa le front. «Pourquoi ne m'as-tu pas dit que tu la connaissais ?

- Parce que tu t'en serais mêlée.

- Comment ?

-Tu aurais bien trouvé un moyen. Je n'arrive plus à peindre quoi que ce soit une fois que tu m'as rebattu les oreilles avec tes considérations. "Mais je l'aime beaucoup, Jack, fit-il avec une voix de fausset. Elle est très gentille. Pas du tout méchante comme on le prétend. Au contraire, elle a un cœur en or."

- Je ne parle jamais comme ça, rétorqua Sarah d'une voix sèche.

- Tu devrais t'écouter de temps à autre. Le côté sombre des gens t'effraie, aussi préfères-tu l'ignorer.

- Est-ce un mal ? »

Il eut un haussement d'épaules.

« Non, si tu tiens à vivre une vie sans passion. »

Elle l'observa d'un air pensif.

« Si la passion signifie s'entre-déchirer, alors oui, je préfère une vie sans passion. N'oublie pas que j'ai vu se désintégrer le mariage de mes parents. Je n'ai aucune envie de répéter l'expérience.»

Une lueur brilla dans son regard las.

« Alors, peut-être est-ce ton propre mystère qui t'effraie. La flamme qui pourrait se changer en fournaise. Le cri de révolte qui ferait s'écrouler ton fragile château de cartes Auquel cas, tu n'as plus qu'à prier le ciel qu'il t'envoie de doux zéphyrs, ma chère, et te préserve des tempêtes, ou tu risques de t'apercevoir que tu n'as pas cessé de te bercer d'illusions. »

Elle ne répondit pas et la pièce demeura silencieuse, ses trois occupants devenus tout à coup presque aussi irréels que les portraits appuyés aux murs. Figé sur sa chaise telle une statue de cire, l'inspecteur Cooper songea que Jack Blakeney était effectivement un individu redoutable. Dévorait-il tous ceux qui passaient à sa portée comme il dévorait sa femme? Le cri de révolte qui ferait s'écrouler ton fragile château de cartes. Pendant des années, Cooper s'était appliqué à réprimer la révolte qui grondait en lui, celle d'un homme prisonnier de ses obligations et de ses principes Pourquoi Jack Blakeney n'avait-il pas pu en faire autant?

Il se racla la gorge.

«Mr Blakeney, Mathilda Gillespie vous a-t-elle jamais fait part de ses intentions au sujet de son testament?»

Jack, qui avait gardé les yeux fixés sur Sarah, se tourna vers lui.

«Pas en ces termes. Elle m'a demandé un jour ce que je ferais si je possédais son argent.

- Et que lui avez-vous répondu ?

- Que je le dépenserais.

- Votre femme m'a dit que vous n'aviez que du mépris pour les choses matérielles.

- Exact. Aussi m'en servirais-je pour m'élever l'esprit.

- De quelle façon ?

- En le claquant dans la drogue, l'alcool et le sexe.

- Cela me paraît, au contraire, extrêmement matérialiste. Céder aux plaisirs des sens ne favorise guère la spiritualité.

- Tout dépend du point de vue où l'on se place. Pour une stoïque comme Sarah, le chemin vers la perfection passe par le sens du devoir et de la responsabilité. Pour un épicurien comme moi, si tant est que ce vieil Épicure accepterait de me compter parmi ses disciples, ce dont je doute, la jouissance est le but suprême.» Il leva un sourcil amusé. «Malheureusement, nos modernes épicuriens désapprouvent cette conception. Ils trouvent parfaitement méprisable qu'un homme refuse d'assumer ses responsabilités et préfère remplir sa coupe à la fontaine des voluptés. » Il dévisagea Cooper. « Mais c'est uniquement parce que nous vivons dans une société de moutons et que les moutons sont extrêmement vulnérables à l'intoxication publicitaire. Même si une femme ne va pas jusqu'à croire que la blancheur de sa lessive constitue pour elle une garantie de succès, elle est convaincue que sa cuisine doit être sans microbes, son sourire blanc comme neige, ses enfants bien élevés, son mari travailleur et sa moralité au-dessus de tout soupçon. Même topo pour les hommes. Les réclames de bière qui exaltent leurs qualités viriles les persuadent seulement de changer de chemise, de se raser régulièrement, d'avoir au moins trois amis, de ne pas s'enivrer et de raconter des blagues dans les pubs.» Son visage morne s'éclaira soudain. «Manque de chance, j'aime encore mieux me défoncer et me taper chaque jour une pucelle de seize ans, surtout si elle porte encore une blouse d'écolière. »

Mon Dieu ! se dit Cooper, tout en sentant peser sur son front incliné le regard de l'autre. Est-ce que ce salaud lit aussi dans les pensées? Il fit mine de noter quelque chose dans son calepin.

«Votre réponse à Mrs Gillespie a-t-elle été aussi imagée ou vous êtes-vous contenté de termes vagues?»

Jack se tourna vers Sarah, qui observait le portrait de Mathilda et ne lui prêtait aucune attention.

«Elle était encore pas mal pour son âge. J'ai dû lui dire que j'aimais encore mieux me défoncer et me taper une mamie. »

Cooper se serait cru moins prude. Il releva la tête, visiblement choqué.

« Et qu'en a-t-elle pensé ? »

Jack paraissait aux anges.

«Elle m'a demandé si cela me plairait de la peindre nue. Je lui ai dit que oui et elle a ôté ses vêtements. Si vous tenez à le savoir, la seule chose qu'elle portait lorsque j'ai fait mes croquis était la muselière. » Son regard pénétrant chercha celui du policier. «Ça vous excite, inspecteur?

- À vrai dire, oui, fit-il d'un ton égal. Est-ce que, par hasard, elle se trouvait aussi dans sa baignoire ?

- Non. Elle était bien vivante et étendue sur son lit.» Il se leva et s'approcha d'une commode dans un coin de la pièce. « Et elle avait l'air absolument fantastique. » Il tira un carnet à dessin du tiroir du haut. «Tenez!» Il lança le carnet, qui atterrit aux pieds du policier. « Voyez vous-même. Ils représentent tous Mathilda. Drôle de personnage ! »

Cooper ramassa le carnet et le feuilleta. Les dessins montraient en effet Mrs Gillespie nue sur son lit, mais une Mrs Gillespie bien différente du sinistre cadavre qu'il avait découvert dans la baignoire ou de la harpie à la bouche cruelle qu'il avait vue sur la cassette vidéo. Il posa le carnet sur le sol à côté de lui.

« Avez-vous couché avec Mrs Gillespie ?

- Non. Elle ne me l'a pas demandé.

- L'auriez-vous fait si elle vous l'avait demandé?» La question lui échappa avant qu'il en ait mesuré la portée.

Le visage de son interlocuteur resta indéchiffrable.

« Quel rapport avec votre affaire ?

- Je m'intéresse à votre caractère, Mr Blakeney.

- Je vois. Et quand bien même j'aurais couché avec une vieille dame parce qu'elle me l'aurait demandé, quelle serait votre conclusion ? Que je suis un pervers ? Ou un être infiniment charitable ? »

Cooper se mit à ricaner.

«Que vous avez besoin d'aller consulter un oculiste. Même dans le noir, Mrs Gillespie ne devait guère ressembler à une pucelle de seize ans. » Il sortit ses cigarettes de sa poche. « Vous permettez ?

- Je vous en prie. »

D'un coup de pied, il expédia la corbeille vers lui. Cooper alluma sa cigarette avec son briquet.

«Mrs Gillespie laisse à votre femme plus de sept cent mille livres. Vous le saviez ?

- Oui. »

L'inspecteur ne s'attendait pas à une telle réponse.

«Mrs Gillespie vous a donc fait part de ses intentions?

- Non, fit Jack en reprenant sa place sur le tabouret. Je viens de passer deux heures délicieuses à Cedar House. » Il regarda Sarah d'un air impassible. «Joanna et Ruth s'imaginent que j'ai une certaine influence sur ma femme, si bien qu'elles se sont montrées absolument charmantes. »

Cooper se frotta la joue en se demandant comment Sarah Blakeney pouvait supporter cela. Ce type semblait prendre un malin plaisir à la tourmenter, tel un chat s'amusant à donner des coups de griffe à une souris déjà à moitié estropiée. Le mystère, ce n'était pas qu'elle ait brusquement décidé de divorcer, mais qu'elle ait réussi à vivre si longtemps avec lui. Néanmoins, on sentait que la partie manquait de conviction, car, pour que le chat s'intéresse à la souris, encore faut-il que celle-ci joue le jeu et Jack avait compris, Cooper en avait la nette impression, que Sarah était sur le point de laisser tomber.

« En aviez-vous eu connaissance avant ?

- Non.

- Êtes-vous surpris ?

- Non.

- Les patients de votre femme ont donc l'habitude de lui léguer leur argent ?